Sunday 11 October 2015

A la conquête de l'Ouest (de l'Afrique) par le rail;




Premier épisode au départ de Cotonou, au Bénin, où l’on découvre que l’industriel breton fonce sans contrat et sans bailleur de fonds.
Photos
Une fois, deux fois. Le moteur tousse et démarre. La draisine (petite locomotive) s’ébroue et c’est bien le seul mouvement perceptible dans ce paysage ferroviaire désolé. Des wagons fatigués, des rails désaffectés, des pièces rouillées jonchent ce terrain vague au centre de Cotonou, au Bénin. Comment deviner qu’ici, à l’époque coloniale et jusqu’aux années 1990, se pressaient voyageurs et marchandises ? Qu’un chef de gare à la casquette et tenue impeccables sifflait le départ d’une demi-douzaine de convois par jour ?

Assis sous un arbre en bout de quai, les cheminots encore en activité se confondent avec leurs collègues à la retraite venus répandre leur nostalgie. Car l’activité est relative. Les passagers, c’est fini depuis dix ans. Pour les marchandises, un train s’en va tous les sept ou dix jours vers le nord. Il revient parfois plus court qu’il n’est parti : des wagons déraillent ou sont vendus au poids à des ferrailleurs. Dans un hangar, des locomotives éventrées fournissent des pièces de rechange pour les quelques-unes qui roulent encore. Et le directeur général, que l’on dirait avoir tiré d’une sieste dans son vaste bureau bleuté, ne sait pas comment payer les salaires de ses 628 employés à la fin du mois. Bref, la compagnie nationale, OCBN (Organisation commune Bénin Niger), fondée en 1959, est cliniquement morte – avant même d’avoir atteint le Niger car son réseau s’arrête à Parakou, 320 km avant la frontière.
Et pourtant, le destin de cette gare, le destin de ces cheminots désœuvrés, celui du Bénin voire de l’Afrique de l’Ouest est peut-être en train de basculer. Un sauveur s’est présenté. Il s’appelle Vincent Bolloré, il est industriel breton, sa fortune (estimée à 11 milliards d’euros par Challenges) pèse davantage que le PIB annuel du Bénin (estimé à 8,7 milliards de dollars – quelque 7,85 milliards d’euros – par la Banque mondiale). Lui qui gère déjà quinze terminaux portuaires en Afrique se lance à la conquête des terres. Il a commencé à investir 2,5 milliards d’euros pour la « grande boucle » : un chemin de fer de 3 000 kilomètres qui doit relier Cotonou à Lomé, au Togo, ainsi qu’à Niamey, au Niger, avant de s’élancer vers Ouagadougou, au Burkina, et redescendre sur Abidjan, en Côte d’Ivoire. Cinq pays parmi les plus pauvres du monde dont quatre vont connaître des élections présidentielles ces prochains mois et dont deux sont enclavés, l’un en plein Sahel, l’autre mangé aux deux tiers par le Sahara.
  • Cotonou Benin, juin. Dans le train qui relie Cotonou à Bohicon.
  • Cotonou Benin, juin. Un employé des rails stoppe le trafic au passage de la draisine.
  • Cotonou, Benin, juin. Vue du train qui relie Cotonou à Bohicon.

Deux vétérans à la manœuvre

Région parisienne, début juillet. « Quand j’ai repris le groupe qui porte mon nom, il avait 160 ans et fabriquait du papier carbone, sourit M. Bolloré dans son bureau, à 4 730 km à vol d’oiseau de Cotonou. Et c’est sûr qu’on ne pouvait pas continuer le papier carbone. Nous devons aller dans des pays ou des secteurs de croissance. Ma conviction, c’est que l’Afrique est au début de son développement, et que cela va aller bien plus vite que les experts ne le pensent.
– Monsieur, il y a un modèle économique pour cette “grande boucle” ?
– Oui, il y en a un, mais il n’est pas aujourd’hui compréhensible pour ceux qui pensent que l’Afrique va rester au niveau où elle est. Un chemin de fer, dans un continent en pleine croissance, quand on est le 5e transporteur mondial, ce n’est pas déraisonnable. Même si, dans un groupe normal, ça fait longtemps que j’aurais été viré. [Parce qu’]on ne va pas gagner tout de suite beaucoup d’argent.
– Ça, vous l’avez quantifié ?
– Non. On ne peut pas quantifier. Il y a sûrement des gens dans le groupe qui ont quantifié un tas de trucs, mais je ne sais pas ce que ça vaut. On parle d’une ligne qui n’existe pas encore. »

Pour qu’elle existe, pour que son trait sur une carte se transforme en rails sur la terre africaine, Vincent Bolloré a appelé ou rappelé deux conseillers spéciaux diablement efficaces, deux vétérans de la police, des services, des affaires et du continent : Michel Roussin et Ange Mancini, 147 ans à eux deux. Le premier, né au Maroc, ancien haut responsable des services secrets français, ancien chef de cabinet de Jacques Chirac à la mairie de Paris et à Matignon, ancien ministre de la coopération, a déjà été dix ans vice-président du groupe Bolloré puis conseiller d’Henri Proglio chez EDF. Le second, d’origine corse, est ancien commissaire, ancien patron du RAID, la section d’élite de la police française, ancien préfet et ancien coordinateur national du renseignement auprès de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande.
Entre deux avions pour l’Afrique, ils ont fixé le rendez-vous au bar du Raphaël, dans les beaux quartiers de Paris.
Michel Roussin : « Cette boucle, c’est la conquête de l’Ouest !
Ange Mancini : C’est l’histoire de l’humanité, les Grecs et leurs comptoirs qui construisent des chariots pour aller vers l’intérieur des terres !
Michel Roussin : C’est un projet qui correspond à cet homme [Vincent Bolloré].
Ange Mancini : C’est un visionnaire. Il a compris que l’avenir, c’est l’Afrique.
Michel Roussin : Le tracé date des colonies, en 1903. Ça s’est arrêté en 1935-1936, sans faire la boucle. On va terminer le travail.
Ange Mancini : On va transporter du coton, des fruits, des céréales, du ciment, du pétrole, du bois, du bétail, des animaux, des minerais, beaucoup de minerai, et bien sûr des gens ! Avec le Nigeria juste à côté, c’est un bassin de 200 millions d’habitants !
Michel Roussin : On y va sans les bailleurs de fonds, ils sont trop lents, trop procéduriers.
Ange Mancini : Sur les 3 000 km, il y en a grosso modo 1 500 à construire et 1 500 à rénover. Il faudra aussi franchir le fleuve Niger, 300 mètres de large.
Michel Roussin : Des gens qui n’avaient jamais vu de rails, hé bien, maintenant, ils les soudent ! »
  • Cotonou Benin juin.
  • Vue du train. juin.
  • Benin, juin. L’ancienne gare française de Godomey.
  • Cotonou, Benin, juin. Wagons de l’OCBN (Organisation commune Benin-Niger) dans la gare rénovée par le groupe Bolloré.

Une méthode commando

Retour à Cotonou. Comment accréditer l’idée qu’il va se passer quelque chose, dans un pays où il ne se passe rien ? Comment convaincre qu’un discours, dans ce Bénin qui n’en manque pas, va pour une fois mettre en branle la réalité ? Comment faire chanter les lendemains d’une petite république de dix millions d’habitants désenchantés dont les revenus, au 205rang mondial sur 230, les classent entre le Zimbabwe et Haïti ?
« La méthode, c’est plutôt du commando que de l’armée régulière, avait admis Vincent Bolloré à Paris. On ne passe pas beaucoup de temps à discuter. On agit. “We try, we fail, we fix”, disent les Américains. On essaie, on rate, on répare. On aime ça, comme les bancs de poissons qui bougent et se déforment au fur et à mesure. »
– Vous avancez avant d’avoir signé les concessions ferroviaires ?
« Malheureusement, oui. Sinon, on prend deux ans dans la vue. »

La méthode commando appliquée au Bénin, cela donne des travaux jour et nuit conduits en partie par un jeune homme de 23 ans, Arthur Fox, et sanctionnés par trois cérémonies en six mois durant lesquelles Vincent Bolloré et deux présidents, Thomas Boni Yayi (Bénin) et Mahamadou Issoufou (Niger), ont coupé des rubans. 14 janvier 2015 : inauguration de la gare centrale rénovée, équipée, repeinte bleu azur. 6 avril 2015 : mise en service, en plein cœur de Cotonou, de la blue zone de Zongo, version tropicale des maisons des jeunes et de la culture avec salle de spectacle, cinéma, terrain de basket, cybercafé, incubateur de start-up, galerie d’art et centre de santé, etc., le tout alimenté par des panneaux solaires et des batteries LMP (lithium métal polymère), la spécialité du groupe Bolloré. 2 juin 2015 : coup d’envoi des travaux de rénovation des premiers vingt kilomètres de rail, cérémonie pour laquelle ont été importés de Suisse quatre beaux wagons passagers, repeints la nuit précédente aux couleurs de Bolloré, dont on apprend qu’ils circuleront avant la fin de l’année entre Cotonou et ses banlieues, à la manière d’un tram-train.
À peine élancée que déjà, la draisine freine et s’arrête. Il faut ouvrir le portail qui sépare la gare de la ville et attendre que, de l’autre côté, les marchands de moutons, de motos, de bidons, de vélos et de charbon écartent leurs stands. Il faut aussi patienter au carrefour, comme un simple automobiliste. Tout se passe comme si le train, malgré ses heures glorieuses, était déjà sorti des mémoires, comme si l’Afrique avait rempli le modeste espace vide de la voie ferrée au fur et à mesure que diminuait le trafic. Tout envahit les rails : les joncs, les arbres, les chèvres, les marchands, les motos, les poules, les ordures.
La draisine longe désormais les rues inondées par la saison des pluies que remontent les zem (moto-taxi) de Cotonou, faisant jaillir des gerbes d’eau et hurler les clientes volumineuses assises à l’arrière, au pagne déjà trempé. On passe le salon de coiffure Dieu est grand, le restaurant FIFA, la charcuterie La Grâce de Dieu, le marchand de tissus La Révélation des dames, l’établissement de produits congelés Les portes de l’Éternel, la boucherie La Main divine, le garage Ça va aller, le café La Solution et le complexe scolaire Saint-Gérard-de-Villiers, dont l’honorable directeur ignore sans doute que Gérard de Villiers n’était pas un saint.
  • Cotonou, Benin juin. Un homme traverse la voie, un tableau de bois entre les mains.
  • Cotonou, Benin, juin. Le conducteur d’un camion enlisé.
  • Cotonou, Benin, juin. Une gare désaffectée sur le trajet Cotonou, Bohicon.

« Epine dorsale » contre boucle Bolloré

Mais comme dans SAS, l’histoire se complique. Tout serait trop simple s’il ne s’agissait que de ce ballast affaissé, de ces rails tordus. Au Bénin, s’il y a un obstacle à la boucle Bolloré, il est humain – et politique. En 2006, à peine élu, Boni Yayi convoque le milliardaire Samuel Dossou, un fils du pays ayant fait fortune dans le pétrole au Gabon, installé à Genève et dont le groupe, Petrolin, est notamment actif en Afrique du Sud et au Nigeria. Le président souhaite un grand projet de développement, un symbole. « J’ai bien réfléchi, se souvient Samuel Dossou dans ses vastes bureaux du quai du Mont-Blanc, qui donnent sur le jet d’eau de Genève. Et j’ai proposé l’Épine dorsale. » L’Épine dorsale, ce n’est pas la « grande boucle » de Bolloré, qui viendra plus tard, mais ça ressemble à un tiers de boucle : rénover le chemin de fer Cotonou-Parakou, prolonger la ligne jusqu’à Niamey, au Niger, et compléter le dispositif par un aéroport et un port sec à Parakou, ainsi qu’un port en eau profonde à côté de Cotonou.
Un premier protocole est signé en 2007. Le Niger, alors présidé par Mamadou Tandja, adhère au projet mais demande qu’un appel d’offres international soit lancé. Chose faite en août 2008, remporté l’année suivante par Samuel Dossou contre Progosa, du Franco-Espagnol Jacques Dupuydauby. Le groupe Bolloré aurait acheté la documentation mais n’a pas fait d’offre. La lettre d’adjudication, elle, ne parvient au milliardaire béninois qu’en juillet 2010. Car entre-temps, au Niger, Mamadou Tandja est renversé par un coup d’Etat. Une famine s’est déclarée et les officiers qui ont pris le pouvoir à Niamey se sont énervés contre Cotonou, qui a voulu taxer l’aide alimentaire transitant par le Bénin.
Finalement muni de son adjudication, Samuel Dossou négocie la concession ferroviaire, multiplie audits et études. « En Afrique, dit-il, l’essentiel est de bien rédiger les accords et de tout signer avant de commencer. » Une philosophie assez différente de celle de Vincent Bolloré. Or la présidentielle béninoise approche. Boni Yayi tergiverse et temporise. « Ce qu’il voulait, c’était le port sec de Parakou, pour convaincre sa région d’origine qu’il ne l’avait pas oubliée », commente Claudine Prudencio, 52 ans, la femme de confiance de Dossou au Bénin. Elle fut ministre de Boni Yayi, elle est aujourd’hui députée de l’opposition. « Il a tellement supplié Samuel, tellement promis que la concession serait signée juste après la présidentielle que nous avons lancé les travaux à Parakou. »
Le chef de l’Etat se pose en hélicoptère sur le futur port sec et coupe un ruban. Il sera réélu au printemps 2011, presque en même temps qu’un nouveau chef d’Etat au Niger, Mahamadou Issoufou. Mais oublie aussitôt sa promesse. Des mois s’écoulent, toujours pas de signature. « Le 6 novembre 2013, la présidence m’appelle, poursuit Samuel Dossou. On me dit de venir le plus vite possible à Cotonou. » L’homme d’affaires saute dans son jet privé à l’aéroport de Genève et pousse, le lendemain, avec Claudine Prudencio, la porte du palais présidentiel. « Dans la salle, il y avait le président du Bénin, le président du Niger et… Vincent Bolloré. Ils m’ont dit que les termes avaient changé mais que je pouvais prendre 20 % de la future société, opérée par Bolloré. Ils m’ont tendu le stylo. J’avais voyagé toute la nuit. J’ai refusé de signer. »
Le milliardaire breton et le milliardaire béninois (le premier pesant plus lourd que le second) tentent pourtant de s’entendre. Début 2014, ils partagent un vol en jet privé ainsi qu’un bon repas à Paris, dont la note a été réglée par le Breton. Mais l’un a décidé de foncer alors que l’autre attend d’être dédommagé. Le contact se perd.
Vincent Bolloré : « J’aime beaucoup Samuel Dossou, que je connais bien. Mais on n’est pas dans une relation Bolloré-Dossou. On est dans une relation Bolloré avec des Etats souverains, qui doivent se débrouiller pour voir s’il y a des tiers qui ont déjà des droits prioritaires, ou pas, et nous garantir [que ce n’est pas le cas]. Donc cela ne nous regarde pas. J’observe simplement que les seuls qui sont capables de faire ce train, c’est nous. Et qu’en plus, notre capital est ouvert à ceux qui veulent nous rejoindre. Donc il n’y a pas de sujet. »
Samuel Dossou : « Je continue de voir en Vincent Bolloré un ami de l’Afrique. Alors, qu’il se comporte comme tel, pour ne pas rappeler de mauvais souvenirs aux Africains ! Je suis un homme d’affaires paisible, je ne parle pas à la presse, mais je n’aime pas qu’on piétine mes droits. J’ai essayé la voie de la conciliation, le conciliateur n’a pas pu réunir les parties. Il ne faut pas humilier les Africains ! L’esclavage, c’est fini ! Je n’ai fait que des écoles françaises, je n’ai eu que des profs français. Avec les Français, on se connaît. Mais c’est quoi le problème de Bolloré, il est trop puissant pour parler à un nègre qui ne soit pas chef d’Etat ? »
Voilà l’ambiance, en cet été 2015, au moment où la signature de la concession ferroviaire nigéro-béninoise en faveur du groupe Bolloré semble imminente. Le rapport de forces ? Bolloré a conquis les cœurs et les esprits en démarrant les travaux. L’impatience est immense de voir les trains circuler et la nouvelle société, Bénirail, succéder à l’OCBN agonisante. Dossou, même s’il est peu connu au Bénin, joue la carte du patriote éconduit. Il peut compter sur la culture procédurière de son pays d’origine, sur l’échéance de la présidentielle de février 2016, à laquelle Boni Yayi ne se représentera pas, et sur un Parlement désormais passé à l’opposition, que Claudine Prudencio compte soulever contre la concession Bolloré. « Un président en fin de mandat ne peut pas nous imposer cela. Il a induit Bolloré en erreur. Penser qu’on peut agir en cow-boy, c’est mal connaître le Bénin », avance-t-elle.
  • Cotonou, Benin, juin. Blue zone de Zongo dans les environs de Cotonou.
  • Cotonou, Benin, juin. La gare centrale de Cotonou rénovée par le groupe Bolloré.
  • Cotonou, Benin, juin. A la sortie de la gare.

« Vous devez acheter ces gélules ! »

Entre la draisine qui vient d’arriver à Pahou et la gare du même nom, c’est à qui tremble le plus. Le chef de gare montre les trous dans le toit, les trous dans le sol, les trous dans les murs et la grande citerne effondrée qui gît non loin des rails, comme une pièce de station spatiale ayant miraculeusement épargné le village dans sa chute. Le « village » ? Un carrefour majeur, plutôt, car c’est de là que s’élanceront peut-être un jour les trains vers le Togo, à l’ouest, et le Niger, au nord.
À quelques mètres, indifférents à ce rêve ferroviaire, une vingtaine d’hommes et de femmes semblent avoir pris leur destin en main, sur des bancs d’école, protégés du soleil par une tôle rouillée. « C’est le siège d’une multinationale américaine », souffle un adolescent. Au tableau, un homme trapu et autoritaire inscrit de puissantes injonctions : « product sharing », « power of believe », « your personal 100 PV ». Une jeune femme hirsute bondit sur les visiteurs, un flacon à la main. « Vous devez acheter ces gélules ! dit-elle. Il y a du formol dans le poulet. Il faut l’évacuer, tout le monde en a besoin ! » Son badge la désigne comme Aline Kouakanou, « Dr international ».
« C’est quoi, ces gélules ?
– Le traitement de base. TRE-EN-EN, trois le matin, trois le soir. 18 000 francs CFA (27,50 euros) la boîte de 100.
– Ça vient d’où ?
– Californie. Nutrition cellulaire pour l’énergie et la vitalité. Nous sommes les distributeurs de Golden NeoLife Diamite international.
– Vous gagnez combien en vendant ces produits ?
– Il y a 372 produits différents. Vous devez renouveler vos cellules !
– Mais ça vous rapporte combien ?
– Ça dépend de nos PV.
– Vos quoi ?
– Nos points valeur. Il y a quinze échelons. Manager, top manager, jusqu’à “cinq diamants”, le top du top. Je participe depuis six mois, je suis au 2e échelon. Je gagne 20 000 francs CFA par mois.
– Mais alors, vous n’avez pas assez pour acheter vos propres gélules ?
– Heu… si. J’en prends tous les jours, pour que mes cellules soient réceptives. Bon, vous prenez combien de boîtes de TRE-EN-EN ? »
Trois reporters du « Monde » ont parcouru la future ligne et ont découvert que les rois du Bénin ne pas sont insensibles à la com’ de l’industriel breton.
Par Photos
La draisine file à belle allure dans la nuit tombante, klaxonnant sans cesse pour écarter de la voie les hommes et les chèvres, lorsque freine brusquement le conducteur, qui met sa machine au pas. « C’est la zone argileuse de la Lama », dit Arthur Fox, envoyé au Bénin par le groupe Bolloré pour gérer une partie des travaux le long de la boucle ferroviaire de 3 000 km censée relier Lomé à Abidjan, en passant par Cotonou, Niamey et Ouagadougou.
Ici, les rails sont moins stables qu’ailleurs. Quatre ou cinq wagons abandonnés, renversés sur le bas-côté, surgissent dans la lumière des phares, au milieu d’un nuage d’insectes. Est-ce ce déraillement, ou le suivant, qui a fait quinze morts en 2010 ? Comment un train de marchandises peut-il tuer autant de gens ? La faute à l’argile, vraiment ?
Les trois cheminots béninois à bord de la draisine se taisent. Ils savent pourtant très bien ce qui s’est passé, ce qui se passe encore. Les arrêts sauvages des convois le long de la ligne. Les chargements illégaux de marchandises au-delà du poids réglementaire. Les passagers clandestins qui s’entassent entre les wagons. La revente en douce du diesel des locomotives.

Fonctionnaires indélicats

Quand des cheminots cumulent dix-neuf mois de salaire impayé, ils se paient sur la bête. C’est-à-dire sur l’OCBN (Organisation commune Bénin-Niger des Chemins de fer et des Transports), orgueilleuse compagnie ferroviaire binationale héritée des colonies, 2 000 employés à son apogée. Il y avait des mécanos, des ateliers, des pièces de rechange, des horaires que l’on respectait à la minute près, de Cotonou à Parakou. Il y avait la fierté d’une ligne qui faisait vivre le Bénin, jusqu’à la fin des années 1980. Puis il y eut les ajustements structurels du Fonds monétaire internationaI qui ont étranglé le ministère des transports, le pillage des caisses par les fonctionnaires indélicats, la valse des directeurs, les trains qui déraillent et les camions qui les remplacent.
Alors la bête finit par mourir : requiem pour l’OCBN, dont les seuls revenus, désormais, proviennent de la vente de terrains aux commerçants libanais de Cotonou. Voilà la compagnie dont hérite le groupe Bolloré, qui s’apprête à la renommer Bénirail et à y injecter des millions d’euros.
La draisine dépose ses passagers à Bohicon, au Bénin, et repart, dans la nuit africaine, en direction de la côte atlantique. La suite du voyage vers le Niger se fera par la route. Quelques instants plus tard, à Mbega, un village tout proche, Elisabeth Azoyihoun, 43 ans, remballe ses marchandises et ferme son stand sur la place du marché. Elle n’a vendu dans sa journée que deux cartons de piles chinoises pour lampes de poche, sur lesquels sa marge est de 100 francs CFA (quinze centimes d’euros), et trois boîtes de concentré de tomate. Il n’y a pas d’eau potable, dans le village, et pas d’électricité.
« Ah, dit Florentine en riant, si mon mari n’était pas alcoolique, je serais riche ! »
Son voisin, Gabriel Aho, a l’air aussi pauvre qu’elle. Mais les apparences sont trompeuses. Grâce à un frère cheminot retraité de l’OCBN, Gabriel Aho, 63 ans, a pu acheter des tôles pour le toit de sa maison. Cela lui permet de récupérer la pluie dans un trou, au milieu de sa cour. De l’eau prétendument potable qu’il vend 50 francs la bassine de 30 litres quand il pleut, le double quand il ne pleut pas. A ce tarif usurier, les affaires sont bonnes. Ce qui n’empêche pas le vendeur d’eau de regarder avec jalousie en direction de Florentine Adjaho, 51 ans, de l’autre côté de la rue, une femme ronde et joviale qui vient de s’offrir une pompe pour tirer l’eau de la terre. Elle, son business, c’est le charbon.
Chaque jour, elle envoie en forêt une équipe de bûcherons qui se partagent 3 500 francs CFA (5,30 euros), essence comprise. Quand vers midi leur tronçonneuse tombe en panne sèche, ils doivent avoir coupé assez de bois pour qu’une fois carbonisé cela donne huit sacs de charbon que Florentine vend 3 500 francs pièce aux chauffeurs de camion, sur la route nationale. Est-ce là cette fameuse classe moyenne africaine émergente, que la Banque mondiale estime à 350 millions d’individus sur le continent ? « Ah, dit Florentine en riant, si mon mari n’était pas alcoolique, je serais riche ! » Elle l’a été, à l’époque où le train circulait chaque jour. Son frère chargeait les sacs à la gare de Dan, au nord de Bohicon, et les vendait 6 000 francs pièce à la capitale.
En 1903, les ingénieurs coloniaux avaient prévu de faire passer le chemin de fer par Abomey, l’ancienne capitale royale du Dahomey. Il fallait pour cela détruire plusieurs temples vaudous. Les prêtres se sont révoltés et le tracé a dû être modifié, créant au passage la gare et la ville de Bohicon. Une chanson est restée de cette époque : « Les Français ne passeront pas, tout comme les fleurs jamais ne se transformeront en perles. » Des paroles que les anciens entonnent à nouveau, prédisant le même sort aux projets du groupe Bolloré. « Il ne passera pas », entend-on ainsi à la cour du roi d’Allada et à celle du roi d’Abomey.
Les rois du Bénin sont en effet réputés proches du grand rival de l’industriel breton, le milliardaire Samuel Dossou, plus respectueux des pouvoirs traditionnels. C’est lui qui a remporté, en 2010, l’appel d’offres pour reconstruire la ligne, sans pour autant commencer les travaux (Le Monde du 4 août). A parcourir les territoires magiques de l’ancien royaume du Dahomey, celui des palais et des autels vaudous, des tombes royales et des enclos miraculeux, des quarante et une collines divines et des billons sacrés, on se rend compte, au contraire, que le message Bolloré est en train de passer. La preuve à Dassa, que la ligne de chemin de fer a atteint en 1908. Ici, la lignée des rois remonte à 1395. Egba Kotan II en est le 26e souverain.
« Je suis le projet Bolloré à la télé, déclare le roi lors d’une audience solennelle accordée au Monde. Ils vont vite, là. Tchak, tchak, tchak, ça va marcher ! Le Béninois [Dossou] était là avant, mais si un Français peut venir lui prendre son projet, c’est qu’il a mal travaillé. Si mes frères veulent manger et que je suis paresseux, si toi, tu arrives avec des boules d’akassa, des boules de foufou, des boules de gari et que tu dis : Venez manger, venez manger, ils vont te suivre ! Tu peux être de Ouidah, de Tchoumi-Tchoumi ou de Paris, mes frères vont te suivre. »

« Il ne travaille pas, il s’amuse »

A remonter vers le nord, le paysage change. Les arbres deviennent broussaille, les églises deviennent mosquées. La température monte de plusieurs degrés, on approche du désert. Juste avant la tombée de la nuit, un arrêt à Tchaourou, le village d’origine du président béninois, Thomas Boni Yayi, permet une série d’observations que voilà résumées.
A l’entrée du village, le président s’est construit une résidence, gardée par un détachement de l’armée. Le mur d’enceinte, de couleur rose, forme un carré de 150 mètres et empêche de contempler jardins et bâtiments. La résidence d’à côté a un mur vert qui laisse entrevoir une mosquée. C’est celle de l’ambassadeur du Bénin en Arabie saoudite. En janvier 2014, il fut séquestré à Riyad par deux de ses propres diplomates. Arrêtés par la police saoudienne pour avoir fait commerce de rhum Saint James en grande quantité, limogés pour cette raison par le président béninois, ces diplomates se sont vengés sur l’ambassadeur, accusé d’être à l’origine de leurs malheurs.
Entre les deux résidences, une rue a été pavée. Il reste à couler les regards-puisards pour l’évacuation des eaux de pluie. L’ouvrier qui mélange du ciment dans une brouette est un enfant d’une dizaine d’années qui s’appelle Victorin et refuse de répondre aux questions. Son patron intervient, affolé. « Ce n’est pas un enfant, il a 18 ans !, dit-il. Et il ne travaille pas, il s’amuse. »
Le président est né dans une maison du centre de Tchaourou, où courent des poules et quelques chèvres. On y trouve sa tante, 95 ans, et sa sœur, 80 ans, aveugle et muette. Boni Yayi, traité d’ovni de la politique africaine en raison de sa foi évangéliste fervente, alors que sa famille est musulmane, n’a pas la réputation d’avoir enrichi les siens. Il en a même mis deux en prison ; l’un pour détournement d’argent, l’autre, sa nièce, pour avoir tenté de l’empoisonner. « Il a bien travaillé pour nous », estime tout de même sa tante, à moitié nue sur un canapé, en songeant aux rues pavées de Tchaourou. La maison est raccordée à l’électricité, ce dont profitent les jeunes du quartier, nombreux dans la pièce, pour recharger leurs téléphones portables. « On avait aussi l’eau potable, dit la tante. Mais c’était trop cher, j’ai résilié le contrat. »

Saint-Valentin permanente

Il n’y a qu’un seul lieu romantique à Parakou, la plus grande ville du nord du Bénin. C’est Chez Nabil, un restaurant-lounge-karaoké à mi-chemin entre la gare ferroviaire et l’hôtel des Routiers, qui propose une Saint-Valentin permanente sur fond de Julio Iglesias, Francis Cabrel et Lara Fabian. Lumières tamisées, serveuses en minijupe, petites sculptures érotiques sur les tables où des couples pudiques se regardent dans les yeux. On se souvient du mariage de Sylvain, 37 ans, employé d’une ONG, et d’Edith, 35 ans, entrevus deux jours plus tôt à la cathédrale Notre-Dame-de-Fourvière de Dassa. Après les cantiques, les époux ont lu leurs déclarations à l’assemblée.
Edith : « Sylvain, mon tendre époux, oui, Sylvain, mon ange, c’est toi, oui, c’est toi que je veux. Tu es le beurre de mon pain. Tu es mon chouchou, tu es mon miel. »
Le père David : « Le beau texte lu par Edith est comme un appel qui éveille et réveille le feu de l’amour de Sylvain, qui le presse et l’oppresse pour enfin laisser jaillir de son cœur des paroles aussi fortes que celles de sa bien-aimée. Et ces paroles, les voici. »
Sylvain : « Une femme de valeur, comme toi, Edith, a du prix pour moi. Tu es mon café du matin, mon repas de midi, mon matelas du soir. Bien des filles ont fait preuve de valeur. Mais toi, Edith, tu les surpasses toutes. »
Parakou, pour le reste, c’est des camions, qu’on appelle ici « titans ». Des milliers de titans garés le long des routes, embusqués dans les impasses, amoncelés dans des terrains vagues appelés « garages » où ils servent aussi d’abri aux chauffeurs qui dorment entre les essieux. Le plus souvent, ce sont de vieux Renault.
Alidou Karamba, le patron du puissant syndicat des chauffeurs, estime qu’il comporte 3 000 membres à Parakou. Le trajet principal fait 1 400 km et dure cinq jours ; il consiste à aller chercher des marchandises (du riz, de l’huile et des textiles, surtout) au port de Cotonou pour les livrer à Maradi, au Niger, d’où elles passeront au Nigeria. « Nous sommes comme des soldats sur le front de la route, précise le syndicaliste. Et parfois nous mourons. » Plusieurs dizaines de chauffeurs meurent en effet chaque année dans des accidents spectaculaires ou des attaques de coupeurs de route, au Niger surtout.
Avec les apprentis, les mécanos et les porteurs, les restaurateurs routiers et les prostituées, c’est plus de la moitié de la population de Parakou qui vit du transport. Quant au nombre de titans, les estimations varient de 5 000 à 15 000. Amadou Ibrahim, transporteur local très respecté, en a 56 mais n’en fait rouler qu’une vingtaine. Pourquoi ? « Trop de taxes, trop de tracasseries administratives, c’est pas rentable », dit-il. Sans oublier la concurrence déloyale : « Au Bénin, dès qu’un fonctionnaire parvient à voler dans la caisse, dès qu’un ministre est nommé, il achète des camions, prend des chauffeurs et s’arroge des droits exclusifs, par exemple dans le transport du coton. »
Mais alors pourquoi ne pas vendre les camions qu’il n’utilise pas ? Le sourire « géopolitique » qui s’affiche sur le visage d’Amadou Ibrahim vaut bien un cours magistral dans une grande école de commerce. « J’attends, dit-il. J’attends d’abord de voir si le nouveau président au Nigeria, [Muhammadu] Buhari, va ouvrir ses frontières. » Pour l’instant, elles sont hermétiques, sauf pour les contrebandiers dont le principal, Alhaji Dahiru Mangal, est basé à Kano. Cela explique pourquoi les titans de Parakou déchargent leurs marchandises en face, à Maradi, au Niger.
« J’attends aussi de voir si les prochaines autorités du Niger vont tenir tête aux marchands, ou pas. » En janvier 2010, lorsqu’un coup d’Etat militaire a renversé le président nigérien Mamadou Tandja, les marchands de Niamey ont convaincu les putschistes que les prix baisseraient si les camions avaient le droit de charger davantage que 30 tonnes chacun. Résultat : les marchands ont massivement amélioré leur marge au détriment des transporteurs, mais le sac de riz n’a baissé que de 250 CFA (38 centimes d’euros, alors que le sac vaut une trentaine d’euros). Et surtout les titans, beaucoup trop lourds, ont littéralement labouré les routes du Bénin et du Niger, dont plusieurs venaient d’être refaites à coups de millions de dollars des bailleurs de fonds.
« J’attends enfin de voir qui sera notre prochain président », conclut le patron routier. Bonne question. Le successeur de Boni Yayi, après la présidentielle de mars 2016, sera-t-il aussi favorable que lui aux projets du groupe Bolloré ? Aura-t-il des intérêts directs dans le coton, secteur crucial pour celui des transports ? Un des candidats potentiels n’est autre que Patrice Talon. Longtemps très proche de Boni Yayi, il a pris le contrôle de la filière coton, tout en plombant la production nationale à force de mauvaise gestion. En 2012, soupçonné d’avoir organisé la tentative d’empoisonnement du président, il se réfugie en France. Désormais pardonné, Patrice Talon s’apprête à rentrer au pays, où des blogueurs et des éditorialistes copieusement rémunérés chantent déjà ses louanges.
L’un de ses adversaires pourrait bien être l’actuel premier ministre, le Franco-béninois Lionel Zinsou, nommé fin juin à la surprise générale alors qu’il dirigeait, à Paris, le plus important fonds d’investissement européen, PAI Partners. A ce titre, Lionel Zinsou a traité à plusieurs reprises avec le groupe Bolloré et ne cache pas qu’il considère la boucle ferroviaire comme une « priorité nationale » pour le Bénin.

Contempler les bulldozers

Passer du Bénin au Niger pourrait être une expérience anodine. Cela ne prend que quelques minutes, par un pont sur le fleuve Niger entre Malanville et Gaya. C’est en vérité un choc majeur, et pas seulement en raison des tempêtes de sable qui se lèvent souvent le soir à la frontière, aveuglant les chauffeurs de moto dépourvus de lunettes.
Le choc, c’est de passer de la pauvreté à la grande pauvreté. D’un pays où le PIB par habitant est de 1 900 dollars par an au pays voisin où il est de 1 000 dollars. D’un coup d’un seul apparaissent les enfants des rues, mendiant quelques pièces pour le compte de marabouts qui les maltraitent. A Gaya, les échoppes du marché ne sont plus que quelques branches hâtivement assemblées, les rues de quartier sont ensablées et les écoles n’absorbent pas la moitié des enfants de la ville. Quant à la route principale, celle qui va de la frontière à Dosso en traversant Gaya de bout en bout, elle est dans un état déplorable.
Cela, au moins, pourrait s’arranger. Alizéta Ouédraogo, une femme d’affaires du Burkina, a remporté en 2011 l’appel d’offres à 25,2 milliards de francs CFA (environ 40 millions d’euros) pour 74 kilomètres de route. Les travaux devaient s’effectuer en quinze mois, mais cela dure depuis quatre ans. En partie par sa faute : « Elle a emporté au Niger des engins de chantier déjà en ruine », témoigne un contrôleur des travaux. En partie à cause de ses employés locaux. « Ils lui ont volé tellement de carburant et de matériel que cela a bloqué les travaux », poursuit le contrôleur. « Le gouvernement du Niger a parfois eu jusqu’à douze mois de retard de paiement. Comment voulez-vous qu’on tienne les délais ? », se défend pour sa part Alizéta Ouédraogo, qui, désormais, ne quitte plus le chantier, officiellement pour surveiller ses troupes et ses biens.
En vérité, elle essaie surtout de se faire oublier à Ouagadougou, qu’elle a dû fuir à la chute de Blaise Compaoré, fin octobre 2014. Après avoir marié sa fille Salah au frère cadet du président déchu, Alizéta Ouédraogo est devenue l’une des femmes les plus riches du pays. Mais de cela, assise sur une chaise à contempler ses bulldozers, Mme Ouédraogo ne veut pas parler.
Cette route, tout le monde l’attend. Illiassou Moumouni plus que les autres. Ce transporteur de Gaya vient de remporter le gros lot : un contrat pour alimenter en clinker arrivé par bateau au Togo la cimenterie Cimburkina à Ouagadougou, propriété du groupe allemand Heidelberg. Pour honorer ses engagements, Illiassou Moumouni a acheté, tenez-vous bien, 150 camions Mercedes neufs qui ont déjà commencé leur ronde de 2 500 kilomètres entre Lomé, Ouagadougou et Gaya. Un investissement d’au moins 20 millions d’euros. Ce contrat de transport de clinker, si la « grande boucle » ferroviaire existait déjà, aurait sans doute été remporté par Bolloré. Faut-il ajouter Illiassou Moumouni à la liste de ses ennemis ?
A Dosso, au Niger, c’est la fin des rails.
Par Photos
Rien de plus compliqué à cerner que le visage du futur. Normal : le futur n’est pas une notion pure. Ici, à Dosso, dans le sud du Niger, il est possible de s’en rendre compte en regardant un tas de rails en vrac, à la sortie de la ville, et en tachant d’imaginer une ligne de chemin de fer de 3 000 kilomètres. Ou en contemplant l’enclos du port sec, juste à côté, qui émerge de son terrain encore vague, et en songeant aux grandes lignes du commerce mondial, à tout cet ensemble planétaire en mouvement, y compris en Afrique et, par conséquent, ici aussi, à Dosso.
Evidemment, il faut un peu d’imagination pour distinguer ces grands bouleversements au milieu de la petite ville de 100 000 habitants, à une centaine de kilomètres au sud de Niamey, dans une région surtout connue pour abriter les « dernières girafes » du Niger. A Dosso, il y a donc la petite gare Blue Line – un fanion planté par le groupe Bolloré pour son projet de « grande boucle ferroviaire » –, qu’on dirait sortie d’une boîte de Playmobil : un genre de hangar ; deux wagons empoussiérés, bien calmes au soleil, en train d’attendre de rouler sur des rails qu’on est encore en train de poser. Mais ce n’est qu’un début.
A côté, une « blue zone » propose des activités façon « responsabilité sociale des entreprises », avec Wi-Fi gratuit, eau courante pour dépanner les villageois, formations broderie et spectacles avec films du catalogue Vivendi, et pourquoi pas programmes de Canal+ (on ne sait si « Les Guignols » feront partie du package destiné à distraire la jeunesse nigérienne).
Mais les « blue zones », ces installations autonomes en énergie implantées par Vincent Bolloré à Conakry (Guinée), Cotonou (Bénin), Lomé (Togo) ou Bosso et Niamey (Niger), ont une autre vocation : tester les batteries LMP (lithium, métal, polymère). Elles sont l’autre grand chantier industriel du groupe. Peut-être, demain, achètera-t-on des packs LMP pour électrifier des villages entiers… A ce stade, on ignore leur prix (secret défense, tout comme le moment exact où elles seront mises sur le marché). Ce secteur, en soi, fait l’objet d’une formidable bataille mondiale, notamment contre le constructeur de véhicules électriques Tesla, du milliardaire sud-africain installé à Los Angeles Elon Musk.

45 °C à l’ombre

L’avenir dira si Vincent Bolloré a eu un coup de génie ou trouvé le moyen de perdre beaucoup d’argent. Jusqu’à nouvel ordre, il teste ses batteries en Afrique dans des conteneurs réfrigérés où l’on pourrait conserver des huîtres. Les batteries ont horreur de la chaleur. Dehors, il fait plus de 45 °C à l’ombre.
A Dosso, certains ont déjà reniflé qu’un vent nouveau est en train de se lever. Une transformation des échanges commerciaux est en cours. Il va y avoir des vainqueurs, des perdants, des catastrophes et de nouvelles fortunes. Le groupe Bolloré n’est pas trop mal placé : la gestion des magasins sous douane, à Niamey, vient de lui être attribuée. Pur hasard, affirment ses responsables. Les grands commerçants sont fous de rage et brandissent les nouveaux tarifs. Jusqu’ici, il est vrai, on payait officiellement une somme dérisoire. Le reste en pots-de-vin. Les recettes de l’Etat devraient gonfler en même temps que les prix.
Les grands commerçants ont bien tenté d’accuser Bolloré d’être responsable de l’augmentation des prix de l’huile ou du sucre avant le ramadan, un coup pourtant bien classique au moral des ménages en temps de carême, dans un pays où une grande partie de l’économie se niche dans l’import-export. D’ailleurs, les tarifs Bolloré n’étant pas entrés en vigueur, ils ne risquaient pas d’entraîner d’inflation à ce stade. Il y aura d’autres épisodes, c’est garanti. Demain, les marchandises débarquées dans un terminal de conteneurs Bolloré prendront un train Bolloré avant d’être dédouanées par Bolloré. Une bonne recette pour des petites guerres du transport.
Les premiers signes d’un changement apparaissent çà et là. A l’hôtel Galaxy (où descendent les « Bolloré boys », ces collaborateurs de l’industriel breton, en visite de chantier), il devait y avoir un night-club. Il est en train d’être transformé en restaurant. On manque de place ! Même servi dans l’entrée, on y mange un couscous vraiment royal, pendant que les employés engagent une discussion politique fiévreuse. Dans le lobby, les partisans du président nigérien, Mahamadou Issoufou, et ceux de l’opposition ferraillent un moment, puis retournent à leurs activités… Il y a des clients à servir. Une chose à retenir : au Niger, personne n’a peur de ses opinions.
Dans les chambres, il y a des draps Louis Vuitton qui arrivent direct de Chine (le patron est dans les douanes), et sont d’un beau bleu roi inconnu au catalogue de la marque d’origine. Ce n’est pas tant l’idée du luxe qui compte que l’un des nombreux signes de cette circulation des marchandises, au cœur de tout ce qui est en train d’arriver.
  • Dosso, Niger, juin. La gare.
  • Dosso, Niger, juin. La « blue zone » imaginée par Bolloré est un espace ouvert à la population nigérienne. Il met à disposition une salle internet, une salle de cinéma, un centre de santé et des salles dédiées à la couture pour les femmes.
  • Niamey, Niger, juin. Des ouvriers de Bolloré réalisent les traverses qui iront sous les rails de chemin de fer.
  • Niamey, Niger, juin. Fabrication des traverses.
  • Sur la route de Dosso, niger, juin. Des ouvriers de Bollorée soudent des rails.

« Tendance Jean-Paul Sartre »

Il y a un homme que cette idée de transformation en marche, cahin-caha, intéresse au plus haut point : le sultan. C’est chez lui qu’il faut aller interroger le télescopage des temps : passé, présent, futur. Avec la température, et compte tenu de son âge vénérable, on aurait pu le trouver assoupi. Jamais de la vie ! Maidanda Seïdou, sultan de Dosso, est en pleine forme et s’esquive un instant pour revêtir sa lourde tenue de fonctions. Nous voici dans la salle du conseil du palais simple et beau. Il ne manque que le destrier caparaçonné pour retrouver l’apparat des cours royales de la région. Mais le cheval, tant qu’on n’a pas besoin de lui, reste à l’écurie, comme le folklore.
Maidanda Seïdou a beau avoir 92 ans, l’ouïe peut-être un peu moins fine qu’auparavant, il est le descendant alerte d’une lignée de djermakoye (chefs du groupe des Djerma – on écrit aussi Zarma –, groupe ethnique important dans cette partie du Niger). Le sultanat est une création récente à Dosso, une sorte de petite faveur administrative, mais peu importe. Jusqu’en 2010, il n’y avait ici que des djermakoye, et Maidanda Seïdou est le 24e du nom. Quand il dit « mes populations », on voit ce qu’il veut dire.
Le destin des hommes de la famille, au sens large, mérite déjà un brin de conversation : « Mon grand-père a été le premier officier noir de l’armée française, il a fait les tranchées et il est revenu capitaine. » Le portrait de l’aïeul est fermement accroché au mur centenaire, à côté de son épée d’ordonnance. « Un de mes oncles a été secrétaire général adjoint des Nations unies, chargé de la décolonisation. Un autre était dans la colonne Leclerc. Plus modestement, j’ai essayé de doter le Niger d’une industrie pharmaceutique ». Et puis, sur le ton de la confidence : « Dans ma jeunesse, j’ai aussi été un peu communisant, tendance Jean-Paul Sartre, vous voyez… » Ses gardes semblent le fusiller du regard. Comme s’il fallait encore se garder de cette dangereuse idéologie, dans la région…
A Dosso, l’existentialisme n’est pas un risque majeur. Les djermakoye (désormais sultans) ont déjà triomphé d’obstacles plus sérieux, à commencer par la domination coloniale. En faisant la visite du palais, Maidanda Seïdou désigne une lourde porte. Derrière se cache le Toubal, le grand tambour qui appelle, lorsqu’on le bat d’une certaine manière, « tous les hommes djerma à la guerre ». Les Djerma ne mènent plus leurs guerres, mais occupent une place prépondérante dans l’élite militaire du Niger, ayant donné au pays beaucoup d’officiers et, aussi, quelques putschistes.
Or, ces derniers temps, tout ce monde-là est très absorbé par une grosse opération contre Boko Haram, dans l’extrême est du pays, vers le lac Tchad. A Dosso, il se dit que l’élite militaire n’est pas très heureuse de la tournure des événements. Trop d’hommes tués. Des victoires, certes, mais beaucoup d’incertitudes encore. Mais on n’a pas que la guerre en tête, à Dosso. On s’intéresse bien plus aux douanes et à la circulation des marchandises. Le sultan a quelques idées sur le sujet pour « ses » populations. « Je discute avec tout le monde, y compris avec Bolloré. Ce n’est pas un ogre ! L’important, c’est qu’il y ait des salaires décents… », prévient-il, tout en notant : le train, « ce ne sera pas avant cinq ou dix ans ». D’ici là, il faudra se concentrer sur le port sec et ses camions.
Dosso, à ce stade, c’est aussi la fin des rails, l’extrême bout du seul tronçon (un peu plus de 130 kilomètres de lignes depuis Niamey) construit ex nihilo par les équipes Bolloré, sur les 3 000 – soit un peu moins d’un vingtième – que comptera au final la « Grande Boucle ».
La pose des rails avance, plus au nord, à raison de près d’un kilomètre chaque jour. Poser des rails et ouvrir une voie à partir de rien, personne ne savait faire chez Bolloré. Il a fallu apprendre. En ce moment, plus de 600 hommes se relaient dans la chaleur, la poussière, les vents de sable, pour boucler les derniers kilomètres, notamment près de Brini, au nord de Dosso, là où Grégoire Worko, le chef de projet Blue Line au Niger, a dû avoir recours à un « tracé de l’enfer » pour éviter le village et son imbroglio : populations, mosquées, paysans, éleveurs, zone marécageuse… Résultat : le contournement passe par une zone inondée où l’eau remonte dans le moindre trou. Il va falloir déplacer 200 000 mètres cubes de remblai pour traverser le massif à la sortie de la ville et surélever la voie de six mètres au minimum pour lui éviter d’être sous les eaux chaque année.

« Un million d’euros le kilomètre »

Sur le chantier, il y a des soldats en cagoule pour faire escorte ; des bulldozers qui défoncent le sol ; une poussière monstre. On soude des rails aussi vite qu’il est humainement possible de le faire, avec un matériel réduit. « On a un chantier assez peu orthodoxe, ce n’est pas le genre ultra-garni en matériel », arrive encore à s’amuser un chef d’équipe. Pour les coûts, on fait au plus serré. Car l’équation tient en quelques chiffres : « On est à 1 million d’euros le kilomètre. Les Chinois sont à 2 millions. Les grands internationaux, à je ne sais pas combien, parce qu’il n’y en a aucun en Afrique », avait résumé Vincent Bolloré, dans son bureau près de Paris.
Pour diviser les prix par deux, il faut avancer avec une philosophie bien particulière, ce qu’un responsable sur le terrain appelle « sa bite et son couteau ». Faire avec moins d’engins de terrassement (même si ce sont ceux de sociétés sous-traitantes), fabriquer soi-même ses traverses pour éviter le coût du transport, etc.
Il reste des ouvrages d’art à terminer, des rails à poser. Il fait chaud. C’est le ramadan. Les équipes ne ralentissent pas la cadence, dans un gros coup de collier pour tenter de terminer la ligne.
Dans l’air qui vibre, le parallèle des deux lignes d’acier, faites de tronçons de 18 mètres (900 kilos) soudés par procédé chimique, ne saute pas aux yeux. « On n’en est pas au point où il va y avoir un train qui va rouler à 80 km/h là-dessus », rassure Joseph Adoua, qui supervise la pose des rails et a intégré certaines lois de la physique ferroviaire : « Un rail, c’est comme du fil de fer. » En gros, ça se travaille au corps. « Un rail, c’est comme un spaghetti », préfère dire Grégoire Worko. Ils sont en train de réinventer un métier.
Quand le premier tronçon sera terminé, il y aura encore des opérations techniques pour s’assurer que le parallélisme des rails reste sage, afin d’éviter l’humiliation subie lors de la mise en service des premières centaines de mètres, posées à la va-vite en plein centre de Niamey, début 2014. La première locomotive, amenée à grand-peine par la route (avec des grues spéciales capables de la soulever) depuis le Bénin, avait aussitôt déraillé, déclenchant les quolibets.
Le train va donc bientôt rouler sur le tronçon Niamey Dosso. A ce stade, la concession de son exploitation n’est pas signée. Il s’agira donc d’un « train plus pédagogique qu’économiquement rationnel », selon Simon Minkowski, directeur du développement à la direction des chemins de fer du groupe, destiné aussi à créer la confiance. « Il a fallu convaincre les gouvernements qu’on voulait vraiment le faire, ce train, et pas juste faire comme les [groupes] miniers : signer une concession et s’asseoir dessus en attendant la suite… », avait expliqué un responsable à la tour Bolloré de Puteaux, siège du groupe.
Pour l’heure, le tronçon « pédagogique » va voir rouler des trains modestes, avec quatre wagons. Peu à peu, les gares devraient pousser, les blue zones aussi, en direction du Bénin. Il reste des montagnes à soulever, des milliards à dépenser, mais les Bolloré boys le jurent, elle finira par exister, cette boucle ferroviaire. « Si on n’est pas morts avant », comme ils disent aussi.

Etrange Far West

Dans l’immédiat, il s’agit de tenir l’engagement de terminer à peu près le « train pédagogique » avant début août pour la session de rattrapage de la Blue Line. Le 18 décembre 2014, le président Issoufou avait attendu en vain son train. Pas prêt. Il ne faudrait pas le décevoir une seconde fois. D’autant que pour le pouvoir nigérien le temps presse aussi : début 2016 arrive l’élection présidentielle. La coalition qui a porté au pouvoir Mahamadou Issoufou en 2010 a volé en éclats. Le train sera un élément important dans la campagne du « président bâtisseur », qui a engagé de grands travaux et compte désenclaver le Niger, pays pauvre, qui perd la course contre sa natalité, la plus élevée au monde. Dans dix ans, il devrait y avoir près de 30 millions d’habitants dans le pays, contre moins de 20 millions aujourd’hui. Le train, c’est évident, aura encore plus de raisons d’être à ce moment-là.
« On a une tectonique politique qui n’est pas simple », admet Simon Minkowski. Il y a au Niger un climat plombé par la menace Boko Haram à l’est, les groupuscules djihadistes liés à Aqmi vers l’ouest, sans parler de l’étrange Far West aux frontières du pays : trafiquants de cocaïne, migrants, creuseurs d’or, militaires français. Tout cela aux confins du Mali, de l’Algérie et de la Libye. Ce genre de considérations ne préoccupe pas trop les Bolloré boys. Cela a même le pouvoir d’amuser Ange Mancini, l’ancien préfet et patron du RAID reconverti en conseiller spécial de M. Bolloré, arrivé en trombe à Niamey pour un rendez-vous à la présidence. Il ne résiste pas à la narration Far West, justement : « Oui, bon, quand ils faisaient leur train, aux Etats-Unis, il arrivait que les Indiens attaquent, et ça ne les a pas empêchés de terminer… »
Dans le milieu militant ou dans l’opposition, on a moins le cœur à la plaisanterie. Moussa Tchangari, activiste des droits de l’homme, a été jeté récemment en prison parce qu’il s’intéressait de trop près aux arrestations en masse dans l’Est, près de Diffa, où se déroulent les opérations anti-Boko Haram. Il n’a aucune envie de retourner derrière les barreaux et pèse donc bien ses mots, mais ne peut s’empêcher d’exprimer ses interrogations face au contrôle par Bolloré d’activités voisines : « Quand on parlait du train, au début, Bolloré n’apparaissait pas. Ce n’est venu que petit à petit. »
Une version plus corsée se développe dans les milieux de l’opposition, y compris parmi des responsables politiques des ex-régimes nigériens, qui coffraient à tour de bras les Moussa Tchangari de leur époque : Issoufou est accusé de brader le pays aux Occidentaux. En termes plus précis, c’est aussi ce que décrit Ali Idrissa, de l’organisation Rotab (affiliée à l’initiative « Publiez ce que vous payez » ), un M. Propre du Niger qui a bataillé sur le dossier Areva – le groupe exploite des mines d’uranium au Niger et Rotab demande un plus juste partage de ces revenus. Ali Idrissa se trouve à présent en train d’essayer de calculer ce que cela rapporte – les douanes, « c’est presque aussi compliqué que le nucléaire », dit-il. Il est certain d’une chose : « La campagne électorale, ça va être une sorte d’équation Issoufou = Charlie = Bolloré. »
Pourquoi « Charlie » ? Le président Issoufou s’est rendu à Paris, en janvier, pour prendre part au rassemblement au lendemain de l’attentat contre le journal satirique. Une visite qui a déclenché, au Niger, pays à majorité musulman, des manifestations violentes, l’incendie d’une trentaine de lieux de culte chrétiens, le saccage des bars. Dix morts au total. Les assaillants n’étaient pas tous des salafistes énervés : certains ont descendu au goulot des bouteilles de vodka avant de tout casser dans les bars en criant « Allahou akbar » pour donner le change. Plusieurs sources bien informées, à Niamey, s’inquiètent de la « politisation » qui se greffe sur toutes les sources de tension.
Dans les églises brûlées de Niamey, un groupe de cardinaux est en train de découvrir l’étendue des dégâts. Le degré d’organisation des destructions laisse les prélats perplexes. L’un d’eux, venu du Burkina Faso, écoute, atterré, le vicaire de Saint-Gabriel expliquer qu’il lui faut installer des nattes devant ses fenêtres brisées car les enfants du quartier, à chaque messe, jettent des pierres sur les croyants. Il murmure : « Avec la chute du communisme, on pensait pouvoir vivre en paix, mais nous voici face à une nouvelle forme d’intransigeance. » Flavien Akpo, le curé de l’église Sainte-Thérèse, lui, voit les choses de manière plus prosaïque : « Ils sont arrivés comme des abeilles, avec des gourdins et des bâtons. Ils ont enfoncé le portail et, comme partout, ils ont d’abord coupé l’électricité et l’eau, pour éviter qu’on éteigne l’incendie. Ils ont pillé, puis brûlé ; 17 000 livres partis en fumée, toute notre mémoire. Aujourd’hui, si je meurs, il me restera trois soutanes. »
  • Niamey, Niger, juin. L’église Saint Gabriel de Garabado, brulée au mois de janvier après les évènements de Charlie Hebdo.
  • Niamey, Niger, juin. Mgr Thomas Kaboré (à gauche) et Pierre-Clavaire Kafango (à droite).
  • Niamey, Niger, juin. Des fidèles chrétiens du quartier.
  • Niamey, Niger, juin. Jour d'intronisation du nouvel archevêque nigérien à la cathédrale de Niamey.
  • Niamey, Niger, juin. Visite de deux églises brûlées en janvier dernier.
Par Photos
C’est un bâtiment dont on voit qu’il a été conçu pour être futuriste en s’inspirant du passé : un peu cité idéale, un peu bunker en banco, le tout 1970 flamboyant. Un genre qui a tendance à mal vieillir. Dans son bureau à la fenêtre microscopique du Centre national de l’énergie solaire (CNES), à Niamey, le directeur, Saleye Yahaya, s’éponge stoïquement. L’électricité est encore coupée, transformant la pièce en four à pizza. Il n’est pas facile de tenir un discours sérieux sur les bienfaits de l’électricité et de l’innovation au Niger alors que son costume change de couleur en se trempant à vue d’œil… Ah, si seulement on lui donnait les moyens d’utiliser les bienfaits du soleil auxquels son organisme public est supposé se consacrer pour le bien général, à commencer par celui de son directeur…
Mais le CNES est un rêve qui a été oublié. Un trésor nigérien négligé. Il fut une époque où le prototype-maison de moteur solaire était à la pointe du progrès. Le Niger a été pionnier dans le domaine de l’énergie solaire, sous l’impulsion d’un homme hors du commun, le professeur Abdou Moumouni, précurseur en tout, spécialement pour ce qui concerne la thermodynamique, technique ayant recours, en substance, à des miroirs faisant converger les rayons du soleil pour chauffer un dispositif, lequel finit par produire de l’électricité. « Le génie de Moumouni, c’est d’avoir conçu un moteur à haut rendement », explique, admiratif, son successeur, en nage, devant le prototype oublié depuis vingt ans sous un hangar.
Les concurrents de cette technique, ce sont les cellules photovoltaïques, un système qui semble avoir remporté, grâce au dumping de la Chine, la compétition au niveau mondial, malgré son prix plus élevé. « Il n’y a aucune chance pour que le Niger fasse de la recherche dans le photovoltaïque, alors nous en sommes réduits à acheter les produits des autres », s’attriste Saleye Yahaya. Il n’a pas eu le temps, ni le cœur, d’aller voir le système installé à la blue zone – un espace de services gratuits dans le sport et la culture – du groupe Bolloré, à l’autre bout de Niamey, qui repose sur des batteries LMP (Lithium Métal Polymère), développées par le groupe français, alimentées par des panneaux photovoltaïques. Demain, des mini-centrales solaires de 100 KW vont être mises en service au Niger. Les composants seront achetés ailleurs. Le CNES regardera, de loin, passer le train du solaire. Toute une leçon. « Je me suis rendu compte que nos dirigeants n’ont pas été des stratèges », conclut, mélancoliquement, Saleye Yahaya.
« Quand ce sera le jour, vous allez voir, le goudron va fondre et faire des bulles »
Dans certaines avenues de Niamey, on a déjà vu pousser quelques panneaux solaires en haut des réverbères et, la nuit, certains axes sont éclairés. Voilà qui facilite le départ des grands autocars qui démarrent à 4 heures du matin tapantes, vers tous les coins du pays, mais aussi vers les grandes villes de la région : Ouagadougou et Bobo Dioulasso au Burkina Faso, Abidjan en Côte d’Ivoire, Bamako au Mali, jusqu’à Dakar au Sénégal. Certains sont climatisés, équipés d’un écran pour les clips vidéo, et rallient Dakar en deux jours et des poussières : qui peut mieux faire ? Il existe déjà des quantités de gares routières dans Niamey, avec des cars qui relient aussi, sous escorte armée, le nord du pays : Agadez, Arlit… C’est depuis ces villes-là que les migrants tentent la traversée du Sahara, puis de la Méditerranée, vers l’Europe. Même si des hommes en uniforme taxent ces migrants sur la route, les bus nigériens sont la dernière partie à peu près humaine de ce voyage aux frontières de la mort.
Quelques jours plus tôt, à la cathédrale de Niamey, un père italien recevait un homme mal en point. Celui-ci, originaire du Sénégal, venait d’échouer au Niger. Il avait été torturé, volé, emprisonné en Libye. Sa seule chance était d’être en vie. La veille, trente malheureux morts de soif avaient été découverts près de la frontière algérienne, après une panne de leur véhicule. Le Sénégalais en question est assis sur un siège, le regard perdu. Il prononce quelques mots : « J’ai mendié trois jours. J’ai trouvé 100 francs [CFA, 15 cents d’euro]. J’ai mangé un œuf dur. » Puis se rencogne dans ses douleurs.
En Libye, on l’a battu, surtout sur les articulations ou sur la plante des pieds, pour lui extorquer plus d’argent. Niamey est plein de ces hommes et de ces femmes en partance, ou sur le retour, en errance sur les routes de la violence. Le père italien, qui gère une petite cellule d’aide financée avec des bouts de ficelle par l’archevêché, donne un ticket retour de bus par ci, un repas par là… Il est aussi le réceptacle de récits terribles : « Ils repartent blessés dans leur corps, blessés dans leur âme… », s’émeut le religieux à grande barbe. La nouvelle de ces morts du désert l’abat un peu plus… « Et le monde ferme les yeux… »

Un mélange d’aéroport et de caravansérail

Dans une vaste gare de cars, les migrants se fondent parmi les voyageurs. La grande cour, avec ses téléviseurs annonçant les destinations et sa salle d’embarquement en plein air, est un mélange d’aéroport et de caravansérail. Une ligne de cars emprunte la route que suivra, un jour, la grande boucle ferroviaire – le projet Bolloré d’une ligne de chemin de fer de 3 000 km reliant cinq pays d’Afrique de l’Ouest – entre Niamey et Kaya, au Burkina Faso. Nous embarquons. Le car roule à fond, ses phares trouent la nuit. A l’intérieur, règne une température polaire. Il faut s’emmitoufler pour résister à la climatisation poussée à fond. « Quand ce sera le jour, vous allez voir, le goudron va fondre et faire des bulles », exagère l’apprenti, le garçon qui aspire à devenir chauffeur. Dans l’obscurité, le chauffeur se passe et repasse le reggae de Sams’K le Jah, musicien emblématique et l’un des principaux animateurs de l’opposition au Burkina Faso, inventeur notamment de la Démocratie pastèque.
Sur les plans du groupe Bolloré, cette partie du tronçon est figurée par des pointillés. Personne n’en sait plus à ce stade. Entre Niamey et Kaya, au Niger, il y a environ 500 kilomètres et de multiples inconnues, que nous évoquions quelques jours plus tôt avec Diallo Aboubacar Abdoulaye Ali, président du Conseil des éleveurs du Nord-Tillabéry, une région située entre Niamey et la frontière malienne, sur la route vers Gao. La dernière fois qu’il est allé faire un tour par là-bas, Diallo, comme on l’appelle, a été arrêté à son retour à Niamey, sur le soupçon de complicité avec des « terroristes », en gros avec le Mujao (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest), un groupe djihadiste proche d’AQMI (Al-Qaida au Maghreb islamique). Certains combattants se réclamant du Mujao se trouvent au Mali, vers la frontière. Au Niger, le Mujao n’a pas de présence permanente, mais des jeunes ont rejoint ses rangs. En octobre, ils ont attaqué la ville de Ouallam.
Diallo, entouré de membres de son organisation, fait le récit des violences qui ont ensanglanté cette région depuis les années 1980, afin de « mieux comprendre les vengeances ». Il dénonce l’indifférence à l’égard des Peuls et les attaques qu’ils ont subies, leurs vaches transformées en « viande de casserole ». Il parle des rébellions, de la circulation des armes, de convois de drogue. Et du Mujao : « Il y a deux camps, celui des djihadistes, et celui du MNLA [rébellion touareg]. Pour nos jeunes, le choix n’est pas facile. » Il admet qu’un certain nombre de ces jeunes figurent dans le groupe djihadiste. « Ils sont vers la frontière [avec le Mali]. Ils ont reçu des armes, une formation. Mais beaucoup aimeraient rentrer. Là-bas, ils sont utilisés comme des mercenaires, ce n’est pas ce qu’ils veulent. »
Ce ne sont pas ces soubresauts qui risquent d’arrêter la circulation. Une circulation en pleine expansion. Le Niger est le pays à la plus forte natalité dans le monde. Sa population aura doublé dans moins de vingt ans. Est-ce que le trafic voyageur, alors, sera le moteur de la rentabilité du train Bolloré ? En théorie, non. Ange Mancini, l’un des deux patrons du projet Blue Line – le tronçon de 140 km de voies ferrées au Niger, entre Niamey et Dosso – au sein du groupe, l’expliquait sans ambages à Niamey : « Ça ne rapporte rien si ce n’est pas subventionné. Or ce ne sera jamais subventionné dans les pays concernés. »
Reste donc le transport de marchandises et de minerais. Or, côté mines, beaucoup reste à définir. L’uranium d’Areva ? Le groupe français est en train de mettre en sommeil le projet de mine d’Imouraren dans le nord du Niger. Il exporte environ 5 000 tonnes par an de yellowcake (concentré de minerai d’uranium) par la route des mines de Cominak et Somaïr. Pas de quoi remplir les trains. Le groupe Bolloré vise d’autres sites. Mais un projet particulier compte dans l’équation : la mine de Tambao, dans le nord du Burkina Faso. Au bas mot, 20 millions de tonnes de manganèse dans une concentration particulièrement pure.

La promesse de la mine de Tambao

Or, au fil des décennies, les projets d’exploitation de Tambao se sont succédé et ont échoué. Le dernier en date a été mené par un acteur très particulier du secteur des ressources naturelles en Afrique. Frank Timis, né roumain, devenu australien, est un homme à mystères. Aux dernières nouvelles, il a même à peu près disparu de la circulation. Dans son enchevêtrement de sociétés, il en est une, Pan African Minerals (PAM), qui devait démarrer l’exploitation du manganèse. La faveur de Frank Timis reposait sur des liens politiques avec Blaise Compaoré, au pouvoir à Ouagadougou. Le 14 mai 2014, PAM s’était vu octroyer un permis d’exploitation. Et puis est venu octobre, et le début d’une insurrection qui a emporté, à sa grande surprise, Blaise Compaoré. Depuis le temps que Sams’K Le Jah chantait, pourtant, le départ du président…
En mars suivant, les autorités de transition burkinabées annonçaient la suspension du permis d’exploitation de Tambao. Il était jusqu’alors question que Bolloré et Timis investissent conjointement près de 700 millions d’euros dans ce projet d’extension de la ligne. « C’était un énorme déclencheur pour le projet, Tambao. Là, évidemment, c’est un peu tombé à l’eau », analysait, un peu sonné, Simon Minkowski, directeur du développement des activités ferroviaires du groupe Bolloré, lors d’une conversation à Niamey.
Les « Bolloré Boys » ont appris à construire un chemin de fer. Alors pourquoi pas devenir miniers aussi, un métier qu’ils observent de près depuis longtemps
Les autres projets miniers ? On a recensé du charbon, vers Tahoua (Niger), du calcaire en plusieurs endroits, et surtout de l’or. Au Niger, l’exploitation est encore purement artisanale, mais au Burkina Faso, on trouve à la fois des mines industrielles en opération, et un nombre en pleine explosion de creuseurs (ils pourraient être près d’un million, dont peut-être 500 000 enfants, selon l’Unicef). Et ce n’est pas tout. Comme le relève une note de l’Institut français pour les relations internationales (IFRI) sur le Burkina : « Quatrième producteur d’or du continent, le pays dispose en outre d’un potentiel gisement de manganèse de niveau mondial ainsi que de ressources en nickel, phosphate, fer, graphite, plomb, pyrite et antimoine. »
Dans un document interne sur sa stratégie au Burkina en 2015, le groupe Bolloré prévoit de « maintenir et développer le leadership dans le secteur des mines, dont sept principales mines d’or ». « On n’attend pas que des mines existent pour faire un chemin de fer, on construit un chemin de fer en prévoyant que la ligne va permettre à des projets miniers de se développer », avançait d’ailleurs Ange Mancini. Mais sans Tambao et son manganèse, difficile de voir clair, malgré tout l’optimisme du monde. Alors Mancini n’écarte pas une idée : « On va peut-être le faire nous-mêmes. Se transformer en miniers. » Les « Bolloré Boys » ont appris à construire un chemin de fer. Alors pourquoi pas ce métier aussi, qu’ils observent de près depuis longtemps, sous l’angle de la logistique.

Résurrection du projet Sankara

Seulement, à Tambao, il s’est passé des choses dans l’intervalle. D’abord, des organisations de jeunes se sont agacées de voir la société de Frank Timis démarrer – en 2014 – l’exploitation sans avoir refait les routes, comme il s’y était engagé. Il y a eu des manifestations, de la casse. « Tous les Blancs sont partis, l’activité est terminée », témoignait au téléphone Dramane Maiga, un des leaders de ces organisations de jeunes, il y a quelques semaines.
Le coup de grâce a été porté le 4 avril, lorsque Iulian Gherghut, chef de la sécurité de la mine, d’origine roumaine, a été enlevé par un commando du groupe Al-Mourabitoune (incluant des anciens du Mujao), dirigé par Adnan Abou Walid Sahraoui. Cet adjoint de Mokhtar Belmokhtar a pris la fuite vers le Mali tout proche avec son otage, et s’est offert le luxe de profiter de sa revendication de l’enlèvement pour diffuser une déclaration d’allégeance à l’Etat islamique (contestée depuis par Belmokhtar, avant une annonce non confirmée de la mort de ce dernier par des frappes américaines).
Une nouvelle fois, le projet d’extraction du manganèse est au point mort. C’est à Kaya, à 100 km de Ouagadougou, que devait être le poste avancé de cette exploitation. Or, surprise, il y a déjà à la sortie de la ville un dépôt de manganèse de PAM, comme nous le découvrons par hasard à l’occasion d’une crevaison. Des tas de minerai gris ombre s’alignent derrière une clôture. Les cerbères de la sécurité interdisent d’approcher, même depuis la route (un endroit public, rappelons-le), puis mènent une enquête serrée dans Kaya et affirment vouloir déposer une plainte contre Le Monde pour « espionnage »…
Thomas Sankara s’en retournerait dans sa tombe, que l’on essaye actuellement d’identifier avec certitude (pendant vingt-sept ans, il était interdit de poser des questions à ce sujet). Car le leader charismatique avait choisi Kaya pour mener sa « bataille du rail ». Le capitaine, arrivé au pouvoir en 1983 avec un agenda anti-impérialiste, soucieux de l’indépendance du pays qu’il venait de renommer Burkina Faso (anciennement Haute-Volta), avait calculé que la ligne ferroviaire en provenance d’Abidjan pouvait être étendue au-delà de Ouagadougou, jusqu’à Kaya. Au moins dans un premier temps.
« Si on n’avait pas assassiné Sankara, il allait faire arriver le train à Niamey »
Dans la petite ville, il reste de cette épopée des rails envahis par les herbes, une gare minuscule, un banc, et des souvenirs. Kaya, pour Sankara, était le croisement de plusieurs routes et de plusieurs idées : le débouché du manganèse de Tambao (déjà), celui des vaches des éleveurs de la région du Gourma, qui s’étend au nord jusqu’au Mali, et l’extension de la ligne vers le Niger, pour des raisons logistiques évidentes. Dans l’idée de la bataille du rail, il y avait donc en germe les grandes lignes du projet de Vincent Bolloré. Que ce dernier marche dans les pas de Thomas Sankara, voilà qui ne manque pas de sel, et du reste amuse ses collaborateurs qui rient un peu, mais pas trop, car en voilà un terrain miné. Ce n’est pas le moment de fâcher les nouvelles autorités au Burkina…
La méthode Sankara, inévitablement, était un peu différente de celle du groupe français. Un des acteurs de l’époque en témoigne, dans un coin discret de Kaya. « Si on ne l’avait pas assassiné, il allait faire arriver le train à Niamey », explique à voix basse cet ancien para-commando, proche de Sankara, envoyé par le « président du Faso » pour organiser la mobilisation des populations pour les travaux, en plus des techniciens formés à Cuba ou en URSS. Adama, c’est son prénom, était un de ces officiers membres du Conseil de l’entente, la garde rapprochée sankariste. A partir de 1985, il a parcouru les villages, levant des brigades de volontaires. « Quand Sankara venait visiter le chantier, c’était toujours par surprise. Une fois, il est arrivé à vélo, une autre fois, à pied : un hélicoptère l’avait déposé dans les environs et il avait terminé en marchant, avec une foule qui se réunissait pour le suivre. C’était extraordinaire, notre communisme social. » Et l’ancien para-commando d’enchaîner : « Il a été assassiné avant la fin des travaux. »
Thomas Sankara renversé et tué, c’est Blaise Compaoré qui prend le pouvoir en 1987 avec, suppose-t-on, la sympathie de la France et de la Libye. Dans la foulée du sankarisme, le Burkina s’était construit une réputation de petit pays courageux et sympathique. Mais derrière la vitrine, bientôt, s’est organisé un état policier très discret. Adama, des années durant, a vécu caché, devenu réparateur de mobylettes et cachant ses photos en uniforme au plus profond de sa maisonnette. « S’il n’y avait pas eu les événements [manifestations qui ont renversé Blaise Compaoré en octobre], je ne vous aurais jamais parlé. On m’aurait arrêté tout de suite », assure l’ex-officier, sankariste de cœur.

« Aujourd’hui, tout le monde a peur »

Après la mort de son créateur, la ligne de Kaya a périclité. Toute la région, du reste, semble à présent l’imiter. Il n’y a même plus de touristes : « Ils ont peur de la crise, d’Ebola, des enlèvements », s’attriste Adama Sawadogo, le meilleur guide touristique de la terre, qui mène une croisade personnelle contre ses confrères « à entourloupes », tous au chômage.
C’est une autre bombe, celle de la crise économique, qui menace le pays. Tout le charme d’un Adama Sawadogo, capable de vous faire visiter les mares aux crocodiles sacrés, les lacs ou les montagnes mystiques, le désert et mille autres choses encore, ne peut faire oublier que le climat politique est tendu. « Aujourd’hui, il y a les pour et les contre [le président renversé Blaise Compaoré]. La seule chose que je souhaite pour le pays, c’est la paix, murmure Adama. A l’heure où nous parlons, tout le monde a peur. Mais ceux qui l’ont tué, on les connaît. ils sont là… »
Plus loin, dans un village, ce qui devait être la ligne de chemin de fer se perd dans des sentiers caillouteux. Il n’y a plus que la campagne toute nue. Des champs, des ânes neurasthéniques et des chèvres en train de régler leurs comptes à des arbrisseaux. Au détour de la poussière, un village. Assis à l’ombre, avec quelques apprentis, l’un des maîtres de la maroquinerie du Burkina Faso, qui a commencé en 1953. Les affaires de Moussa Ouédraogo ont été meilleures. Dans un classeur soigneusement protégé, des photos montrent ses créations : des pochettes, des sacs, des articles en peau qui sont des miracles d’élégance. Il tanne et teint lui-même avec ses recettes secrètes, admettant tout de même faire son vert avec… du manganèse de Tambao. Un créateur parisien qui mettrait ces modèles dans une vitrine les ferait payer au prix fort.
Mais ici, loin du circuit, le vieux maître des peaux n’a comme débouché que des grossistes de la région. Moussa Ouédraogo a un autre secret : il est l’oncle de David Ouédraogo, chauffeur de François Compaoré, frère du président Compaoré. David, peut-être témoin de choses inavouables, a été accusé de vol, puis horriblement torturé un mois durant, avant de mourir, le 18 janvier 1998. C’était le début de « l’affaire Zongo », l’une de celles qui allaient miner le pouvoir de Blaise Compaoré. « Mon neveu, on ne sait même pas où ils l’ont enterré. Son propre frère était sur les lieux quand on l’a tué. Ils ne le savaient pas sinon ils l’auraient tué aussi… »
Cinquième épisode, au Burkina Faso. Là où le train passe et s’arrête, l’économie se développe.
Par Photos
C’est une gare sans charme plantée au cœur du Sahel. Sous un soleil zénithal, l’activité commerçante est suspendue au prochain départ du train de voyageurs, dans deux jours. Ouagadougou : terminus éphémère d’un rêve colonial achevé au mitan des années 1950 dans cette Haute-Volta fraîchement reconstituée. Le train, si vital pour l’économie de ce pays pauvre et enclavé, n’aurait pas dû passer par là. Mais l’insistance sacrificielle du Mogho-Naba, l’empereur des Mossi, la principale ethnie du pays, a fait son effet. Visage rond et altier, regard perçant, Sa Majesté avait réussi à influencer le tracé de cette percée ferroviaire démarrée à Abidjan en 1904. Avec un argument de poids : il avait fourni 300 000 de ses sujets, des hommes robustes et soumis, oppressés et sacrifiés par le colonisateur, pour porter et poser les rails. C’est à ce prix que le chemin de fer a rallié Ouagadougou au lieu de bifurquer à l’ouest pour pénétrer le Soudan français, actuel Mali.
Dans ce Burkina Faso en transition, englué dans sa relation de dépendance à l’égard de Paris et bien éloigné des pôles africains qui font désormais rêver les investisseurs du monde entier comme Lagos, Kigali ou Addis-Abeba, tout semble possible pour des aventuriers français coutumiers des arcanes des palais présidentiels africains. Ici, le groupe Bolloré peut aisément faire valoir son savoir-faire et s’imposer tant il s’est rendu indispensable en traitant près du tiers des flux de marchandises vers la Côte d’Ivoire. Transport routier, maritime, ferroviaire, transit, manutention, douanes, logistique… Difficile de lui échapper. Le groupe breton espère signer avant la fin de l’été la convention de concession à laquelle est suspendue l’enveloppe de 400 millions d’euros pour la réhabilitation de 59 gares et de cette ligne de chemin de fer entre Ouagadougou et Abidjan, longue de 1 154 kilomètres dont 200 « à haut risque ». Pourtant, la négociation traîne depuis plus d’une année. Et les incertitudes politiques n’aident pas : le Burkina Faso tout comme la Côte d’Ivoire éliront leurs présidents en octobre.
Il est 21 heures et la gare de Ouagadougou à la pierre encore chaude s’éteint. De l’autre côté de la ville, dans une rue perpendiculaire au boulevard Mouammar-Kadhafi, l’hôtel Laico s’éveille. Défilé d’élégance afro-occidentale dans ce palace sahélien érigé dans le quartier huppé de Ouaga 2000. L’ombre tutélaire de l’ancienne puissance coloniale côtoie ici le spectre du défunt colonel libyen, autoproclamé « roi des rois d’Afrique », qui avait déversé ses millions de pétrodollars dans d’improbables projets de développement et dans les poches d’hommes politiques ou de rebelles de la sous-région. Ce soir, au Laico, c’est le truculent général ivoirien Abdoulaye Coulibaly qui régale. Il a été le pilote personnel du premier président de Côte d’Ivoire, Félix Houphouët-Boigny, et l’un des exécutants de ses missions secrètes. Elégant dans son costume croisé de bon faiseur, le général dirige désormais la jeune compagnie Air Côte d’Ivoire et célèbre l’ouverture d’une première agence à Ouagadougou avec le gratin du transport aérien, routier, du secteur bancaire et de l’importation.
Les convives font salon dans ce décor de grand hôtel suranné à la décoration austère. A passer d’un groupe à l’autre, les mondanités cèdent vite la place à des commentaires parfois acerbes sur le tycoon breton. « Vincent Bolloré veut mettre la main sur tout, mais risque de se mettre tout le monde à dos ici », persifle un influent homme d’affaires. Coupe de champagne rosé à la main, un haut fonctionnaire rebondit : « Le Burkina sera trop dépendant de lui pour ses échanges, ce quasi-monopole peut s’avérer dangereux. » Du haut de l’hôtel, on aperçoit les villas cossues des chefs de l’ancienne rébellion ivoirienne, aidés et armés entre autres par Mouammar Kadhafi et Blaise Compaoré pour mener dès 2002 la guerre au régime de Laurent Gbagbo qui finira par être arrêté neuf ans plus tard.
C’est aussi là que réside, depuis 2010, l’ancien président de la junte guinéenne, Moussa Dadis Camara, dont les récentes gesticulations en ont fait un hôte embarrassant pour le Burkina Faso. Il donne pourtant rendez-vous dans un restaurant du centre-ville. Comme le « capitaine Dadis » annonce un retard important, on approche, à une table voisine, le jeune et brillant économiste Ra-Sablga Seydou Ouedraogo qui s’accorde une courte pause avant de retourner penser le futur politique et économique de son pays en transition. Après vingt-sept ans de règne, Blaise Compaoré, réfugié en Côte d’Ivoire, est désormais accusé de « haute trahison » par ces fragiles autorités de transition. « Nous devons travailler dur pour mener à bien cette phase historique que certains politiques et militaires essaient de manipuler. Pas question de se reposer », lâche cet enseignant-chercheur devenu conseiller du gouvernement provisoire, épuisé par les nuits blanches passées à peaufiner un rapport sur la réforme de l’Etat attendu pour le 13 août. Puis il se lève brusquement, pour ne pas avoir à saluer « ce criminel qui devrait être à la CPI [Cour pénale internationale] ».
« Dadis Camara a changé, il est devenu plus sage », lance l’ancien président de la junte guinéenne, parlant de lui à la troisième personne
Jeans et polo, chapelet de bagues aux doigts et gourmette en or à son nom, « Dadis » fait son entrée dans l’établissement d’un pas lent, presque timide. Rien ou presque ne laisse deviner la balle en pleine tête que lui a tirée son aide de camp le 3 décembre 2009, laissant le capitaine putschiste pour mort – en vérité sauvé par une intervention chirurgicale au Maroc. En octobre se tiendra aussi l’élection présidentielle en Guinée. Et Dadis se présente à la magistrature suprême. Il s’installe, commande une bière et allume une cigarette, taiseux d’abord puis volubile pour parler de lui à la troisième personne. « Dadis Camara a changé, il est devenu plus sage. » Difficile d’extraire du sens de son galimatias sur « l’honneur qui ne se marchande pas », de ses références au général de Gaulle, à Charlemagne ou à l’ENA, « une grande école française dont n’est pas digne Alpha Condé ». Même si l’actuel président guinéen n’est pas énarque.
Début juillet, la justice guinéenne a subitement inculpé Moussa Dadis Camara pour « complicité d’assassinat, séquestrations, viols, coups et blessures » dans le cadre de l’enquête sur le massacre du 28 septembre 2009 qui a coûté la vie à au moins 157 personnes réunies dans le stade de Conakry. « Monsieur Le Monde, si j’avais quelque chose à me reprocher, je ne me serais pas présenté à la présidentielle. Je ne mélange pas politique et justice », se défend-il avant de marquer un silence ambigu : savoure-t-il ses paroles ou perçoit-il plutôt leur écho contre les murs d’une prison ?
Lorsque pointe au loin le convoi brinquebalant de Sitarail, tiré par sa locomotive rouge fumeuse, la charmante petite gare de Koudougou sursaute. Le quai se couvre de monde : des voyageurs, des enfants des rues vêtus de loques tentent de glaner quelques pièces à des hommes qui les ignorent, mais ce sont surtout des essaims de femmes vêtues de boubous colorés qui surgissent des environs. Au grand dam de ces vendeuses, le train ne marque plus qu’un arrêt de quinze minutes dans cette ville ni belle ni laide, à 140 km à l’ouest de Ouagadougou. Alors c’est tout un art que de déjouer la vigilance des employés de la Sitarail pour s’immiscer dans le train avec ses oignons, ses mangues, ses brochettes, ses boissons, ses pagnes ou ses savons. Nana Assetou, septuagénaire à la moue insatisfaite, ne s’y essaye même pas et reste plantée sur le quai, son panier d’oignons sur la tête. « Avant, le train s’arrêtait quarante-cinq minutes et on pouvait écouler nos oignons. Aujourd’hui, la gare ne nous fait plus vivre ! », déplore cette dame qui esquisse tout de même un sourire radieux mais fataliste, ne quittant jamais son traditionnel cure-dents en bois.
« Avant », c’était les années 1970-1980, lorsque le RAN, le « Réseau Abidjan-Niger » (qui n’a jamais atteint le Niger), exploitait cette ligne où roulaient des trains rapides et luxueux, avec ses wagons-couchettes et sa décoration glamour. Un Orient-Express d’Afrique de l’Ouest, regretté à l’unisson par les cheminots et les voyageurs. Mal géré, le RAN dépensait sans compter et s’est retrouvé criblé de dettes. A la fin des années 1980, la chute brutale des cours du café et du cacao en Côte d’Ivoire a donné le coup de grâce. Depuis, le réseau s’est dégradé, chaque pays gérant son rail sans conviction jusqu’à ce que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international préconisent la privatisation pour que survive vaille que vaille cette artère économique ferroviaire. Mais le train ne fait plus rêver et Sitarail se retrouve sous le feu de la critique pour sa politique privilégiant le transport de marchandises, plus rentable, au détriment des trains de voyageurs qui ne circulent plus que trois fois par semaine.
« Le train est vital pour le Burkina Faso. Là où il passe et s’arrête, l’économie se développe, même à Benghazi ! », dit Issiaka Diallo, chef de gare.
« Ce sont les wagons de voyageurs qui font vivre nos villes et villages. Bolloré, ce n’est pas un petit bonhomme, il n’a qu’à investir pour rénover cette ligne qui se meurt », fulmine l’imperturbable responsable de gare, Issiaka Diallo. Il s’arrête, bondit puis braille sur ces voyageurs aux dos courbés par leurs lourds sacs de piments qu’ils tentent d’introduire en esquivant les taxes. Monsieur Diallo n’a pas encore entendu parler de la future « boucle ferroviaire », mais le projet l’enthousiasme : « Le train est vital pour le Burkina Faso. Là où il passe et s’arrête, l’économie se développe, même à Benghazi ! »
« Benghazi », ville côtière de l’est de la Libye où a démarré la révolution libyenne en 2011, c’est aussi le surnom de Koudougou, qui cultive sa réputation de rebelle depuis la colonisation. La tradition révolutionnaire est désormais perpétuée par ces milliers d’étudiants qui font tourner l’économie d’une ville minée par la désindustrialisation des années 1980. Des hangars d’usine désaffectés servent désormais de salles de cours pour une jeunesse éduquée mais sans autre perspective que le concours de la fonction publique : 10 000 postes, 500 000 candidats. « Plus dur que l’ENA, non ? », ironise un étudiant dépité.
Décidément, le mythe de l’ENA se porte bien en Afrique francophone. « A Koudougou, on ne supporte pas l’injustice, on est patient mais quand on craque, ça fait des dégâts », s’amuse Robert Zongo, handicapé assis sur le tricycle qu’il a lui-même dessiné, à l’ombre d’un manguier. Il ajoute, malicieux : « Vous savez, mon nom est lourd à porter, je ne peux plus rien faire sans que ça se sache dans ce pays de savane. Je ne peux plus trop déconner ! »
Le visage lumineux de cet homme de 45 ans ressemble de façon troublante à celui de son frère, le journaliste Norbert Zongo, assassiné en décembre 1998 alors qu’il enquêtait sur la mort du chauffeur de François Compaoré, le frère cadet du président d’alors. Après la chute de Blaise Compaoré, chassé par la rue le 31 octobre 2014 et exfiltré par la France en Côte d’Ivoire, la justice burkinabé a exhumé la tombe de Sankara, assassiné en 1987 à la suite d’un coup d’Etat, et rouvert le dossier Zongo. « C’est un lutin qui a décidé de tuer mon frère. Son nom ? François Compaoré qu’on dit aujourd’hui au Bénin d’où il essaie de manipuler la transition », soupire Robert Zongo.
A la gare, le train est reparti vers Abidjan et les commerçantes se retirent d’un pas nonchalant vers le marché central, avec quelques billets froissés en poche. Les cheminots sont repartis dare-dare et le lieu se vide. Place à une torpeur empesée. Le cœur économique de la ville ne bat plus que quinze minutes tous les deux jours.
Au village de Batondo, une vingtaine de kilomètres à l’ouest, ce temps d’arrêt se réduit à une minute incertaine. Décor de western sahélien au bout d’une piste accidentée qui se fraie un chemin dans la savane asséchée, avec ses cases aux toits de paille pointus et sa petite gare fantôme. Cette minute d’arrêt, le chef du village, Tientradego Boukary, l’a arrachée grâce à une missive rédigée il y a une dizaine d’années, à l’attention de Sitarail. « J’ai écrit une lettre qui a été portée à Tenado à quelques kilomètres d’ici, puis à Réo, la capitale de notre province du Sanguié, d’où elle a été transportée à Koudougou », raconte ce notable à la barbichette blanche et à la respiration compliquée, douloureuse. Il tousse, tremble parfois, mais poursuit tel un conteur d’histoire vraie et triste. « De Koudougou, ma lettre a ensuite été transmise à Ouagadougou où j’ai missionné deux de mes villageois, puis elle a été envoyée au siège de Sitarail, à Abidjan. Un parcours de trois mois pour une simple minute », conclut le vieil homme.
A 190 km de la frontière avec la Côte d’Ivoire, Bobo-Dioulasso se veut le berceau de la culture cheminote nationale. Au bout du quai de la majestueuse gare à l’architecture soudano-sahélienne, un petit musée du rail a même été érigé dans une salle sombre et poussiéreuse. Le chemin de fer est arrivé ici en 1933. Pendant deux décennies, Bobo-Dioulasso fut le terminus de la ligne. La ville reste un hub commercial entre le Mali, le Ghana et la Côte d’Ivoire. Même si les commerçants privilégient le transport routier pour acheminer coton, sésame, bétail et légumes. Mais le rail reste un symbole.
Lassana Traoré, 73 ans dont cinquante-trois sur les rails, est une figure de cette « grande famille des cheminots » qui se réunit chaque mercredi pour régler les questions de pension et s’entraider. Dans la cour fleurie de sa maison bourgeoise où son dobberman monte la garde, il savoure une préretraite confortable prise en 1995. « On attend de les voir, cette boucle ferroviaire et ces investissements annoncés par Bolloré… Sauf qu’ils ont trop tardé. Nous les cheminots du Burkina, ça fait dix ans qu’on en parle », explique-t-il, en écoutant d’une oreille son transistor cracher les dernières nouvelles du pays, les soubresauts politiques.
Mais c’est un autre cheminot, Siribié Tiemokomi, qui est à l’origine du développement le plus étonnant de Bobo-Dioulasso, une clinique flambant neuve, sur le bord de la route menant en Côte d’Ivoire, pour réparer les clitoris. En 1976, cet employé du RAN, lors d’un de ces généreux séminaires de formation que la compagnie organisait à Paris, tombe en arrêt devant Claude Vorilhon, rebaptisé Raël par un extraterrestre.
Son cheminot raélien une fois décédé, Traoré Mariam Banimanie s’obstine, en vain, à obtenir l’autorisation officielle pour sa clinique de réparation du clitoris des femmes excisées
A son retour, Siribié Tiemokomi, premier raëlien du Burkina Faso, convertit ses collègues et son épouse, Traoré Mariam Banimanie, qui découvre d’un coup sa foi, le plaisir sexuel et les extraterrestres. Son cheminot raélien une fois décédé, elle s’obstine, en vain, à obtenir l’autorisation officielle pour sa clinique de réparation du clitoris des femmes excisées. « La création de ce projet, c’est la beauté totale, s’émerveille-t-elle. Le prophète [Claude Vorilhon] l’a tout de suite soutenue et a lancé une campagne à Las Vegas “Adoptez un clitoris”. » L’épouse illuminée, vêtue d’un joli boubou échancré sur son pendentif de la secte, gesticule dans les couloirs austères de la clinique. A ses côtés, le docteur Da Sié Benoît, la quarantaine, semble convaincu. Barbe négligée et regard vitreux, ce raëlien zélé doit prendre la tête de la clinique, si elle ouvre un jour. En attendant, il dirige le service psychiatrique de l’hôpital public de la ville. Le docteur montre les lits neufs, sur lesquels ont été déposées des petites peluches, et la salle d’opération, dont il détaille les technologies. Puis il dérape, se lance dans des théories fantasques sur le clonage et fantasme sur les cellules souches. « Très bientôt, il sera possible de vous dupliquer tel quel mais vierge et sans mémoire », dit-il, le regard habité.
Retour sur terre avec le jeune Niamba Yssoufou que l’on retrouve en centre-ville, à l’ombre d’un appentis. T-shirt Sankara, jeans délavé et basket, ce grand échalas au visage émacié, surnommé « La fouine », est l’un des jeunes leaders locaux du mouvement « Balai citoyen » : des artistes, avocats, intellectuels et militants qui s’étaient unis pour chasser Blaise Compaoré du pouvoir. « Ici on est tous un peu des altermondialistes. Qui ne veut pas d’un autre monde ? », interroge La fouine en feuilletant l’ouvrage A quand l’Afrique ?, du philosophe burkinabé . « A Bobo, capitale économique sans économie, il y a plus de chômage qu’ailleurs, les jeunes se noient dans l’alcool frelaté, les médicaments, la drogue », regrette-t-il. Que fait la mairie ? Il n’y a plus de mairie et Bobo-Dioulasso se laisse aller. Tout comme le palais de justice et les villas de riches commerçants proches de l’ancien régime, la mairie a été emportée par les flammes des « révolutionnaires ». L’ancien édile, Salia Sanou, accusé de corruption et d’enrichissement illicite, croupit en prison.
Personne ne va le voir, sauf son fils, Moulaye Sanou, qui fait les allers-retours entre la maison d’arrêt et le village familial de Dandé, à 65 km, en écoutant du reggae jamaïcain dans une vieille 4x4. Pour être honnête, disons qu’il marque aussi quelques arrêts dans des bars discrets du centre-ville, où un seul verre de whisky ne suffit pas à ce colosse de 31 ans coiffé d’un bob, version black, de Crocodile dundee. Lui se dit loin du tumulte politique. « Mon kif, c’est la brousse et cultiver du coton transgénique FK37 de Monsanto qui assure un bon rendement, quoi qu’on en dise. »
« Ici, c’est la chasse aux sorcières. On te cherche des poux sur ton crâne rasé. Au moins, avec Blaise, on avait la paix et non la peur », regrette Moulaye Sanou, fils de l’ancien maire de Bobo
Après avoir renversé Blaise Compaoré, le Burkina Faso entend se débarrasser de Monsanto tant les semences ont provoqué une baisse de qualité de la fibre. Moulaye Sanou n’a que faire du discours écolo-sankariste dominant. A contre-courant, ce jeune homme rugueux regrette Compaoré et vante Monsanto. Egalement cadre de la principale société cotonnière, la Sofitex, il salue une production de 800 000 tonnes, en hausse de 20 % cette année. Un verre, à la santé des OGM. Mais la politique le hante. « Ici, c’est la chasse aux sorcières. On te cherche des poux sur ton crâne rasé. Au moins, avec Blaise, on avait la paix et non la peur », regrette ce nostalgique des privilèges d’autrefois.
A quelques centaines de mètres, dans la bouillonnante discothèque en plein-air, Tamini, des centaines de jeunes gens boivent sans retenue, s’amourachent pudiquement ou s’encanaillent et dansent avec élégance au rythme des délicats griots burkinabés remixés et des stars ivoiriennes du coupé-décalé. La foule exulte lorsqu’un chanteur malien, venu de Sikasso, entame une ode à la femme en bambara, langue commune au Mali voisin et à Bobo Dioulasso. Autour de tables collantes, jonchées de bières et de « sucreries », nom donné aux sodas, les discussions animées se poursuivent en nouchi, cette langue populaire ivoirienne qui panache dialecte vernaculaire et français remanié. On pourrait presque percevoir la brise maritime venue d’Abidjan, à l’autre bout de la ligne. Plus qu’ailleurs dans le pays, le destin de Bobo-Dioulasso est lié à la Côte d’Ivoire où résident plus de 3 millions de Burkinabés. Dans quelques heures, le train de voyageurs entrera à nouveau en gare. Le temps d’arrêt prévu est de quarante-cinq minutes. Le chef du village de Batondo n’ose même plus en rêver.
En Côte d’Ivoire, le train traverse des régions hantées par la guerre civile.
Par Photos
Toutes les cinq secondes pendant des heures, Michel Toé doit appuyer sur cette fichue pédale pour ne pas déclencher l’alerte puis l’arrêt automatique du train. Il faut ralentir à l’approche des courbes, ne jamais vraiment accélérer et surtout tuer l’ennui dans cette locomotive inconfortable qui traîne vers la Côte d’Ivoire une dizaine de wagons de voyageurs dont grincent les essieux. Le train a péniblement quitté Bobo-Dioulasso, au Burkina Faso, à 16 heures, juste après la prière d’Al-Asr, sur la dernière ligne de chemin de fer fonctionnelle d’Afrique de l’Ouest, qui relie Ouagadougou à Abidjan en près de deux jours et deux nuits. La vitesse moyenne est de 36 km/h. De quoi inciter à la contemplation. Les 400 millions d’euros d’investissement prévus par le groupe Bolloré à l’issue de la négociation de la concession devraient rénover la ligne et le matériel roulant, en doublant la vitesse. Dans ce Burkina Faso méridional, la voie perce d’abord une roche ocre puis traverse un paysage de savane qui semble s’étendre à l’infini. On aperçoit des fragiles maisons en pisé ou en bois au milieu d’herbes hautes brûlées par le soleil. Au loin, très loin, le camaïeu de verts d’une forêt que l’on devine dense et généreuse.
Dans sa motrice, la jambe ankylosée, Michel Toé n’a plus l’esprit à contempler cette nature désolée et resplendissante à la fois. Lunettes à monture fine, bleu de chauffe impeccable griffé Sitarail et Bolloré Africa Logistics, le vieux conducteur a des allures à la fois d’intellectuel et d’ouvrier modèle. Il pratique cette ligne depuis trente-huit ans. Et depuis trente-huit ans, il assiste à sa dégradation. « Plus que six mois de nuits sans sommeil avant la retraite », dit-il. Car de son hublot, ce doyen a vu défiler l’histoire récente et souvent agitée du Burkina Faso et de la Côte d’Ivoire. « Pendant la première crise ivoirienne [2002 à 2007], nous roulions dans l’angoisse de la violence, de la mort. Les gares étaient sous contrôle d’hommes en armes », se souvient-il.
Le 18 septembre 2002, la Sitarail signait un contrat d’achat de 50 wagons pour renforcer sa capacité de transport de marchandises. Le lendemain, la guerre éclatait. Vincent Bolloré s’affiche à cette époque du côté de Laurent Gbagbo, dont la chute sera lente mais certaine face aux rebelles des Forces nouvelles menés par Guillaume Soro, qui, après une interruption de neuf mois du service ferroviaire, prélève une taxe sur chaque wagon. « C’était environ 50 000 francs CFA par wagon [76 euros] », se souvient un ancien haut responsable des Forces nouvelles. Et d’ajouter, le sourire en coin : « La Sitarail n’avait pas le choix et Vincent Bolloré était en position de faiblesse, c’est un fait rare en Afrique, non ? »

Pirates du bitume

Ce temps-là est révolu. L’angoisse s’est déplacée sur les routes du nord de la Côte d’Ivoire où des pirates du bitume sévissent dès la nuit tombée, à l’arme de guerre. Des brigands venus de pays voisins ? Des anciens combattants ayant refusé de rendre leurs armes, préférant le grand banditisme ? Certains évoquent aussi la présence d’éléments issus des rangs de l’ex-Séléka, le groupe rebelle centrafricain, qui auraient été conviés par d’anciens chefs de guerre dans le nord de la Côte d’Ivoire. Nul ne sait qui sont vraiment ces coupeurs de route qui malmènent la rhétorique officielle de réconciliation nationale et de stabilité retrouvée.
« La route est trop dangereuse, et ce vieux train reste le moyen le plus sûr, même si c’est bien trop long et que les sièges fatiguent mes grosses fesses », s’esclaffe Hortense Gava, à l’étroit dans son fauteuil en plastique bleu de seconde classe. Cette pétillante quadragénaire d’Abidjan, femme d’affaires de l’informel, y trouve néanmoins son compte. « Je monte deux fois par mois à Ouagadougou pour vendre des habits, des tissus et de l’attiéké [semoule de manioc typique de Côte d’Ivoire], puis je redescends avec des stocks de peaux de bœufs que je revends à Abidjan », explique-t-elle en extrayant des liasses de billet des tréfonds de son boubou.
Dans l’exigu wagon bar, des voyageurs font salon, commentent avec humour la vie politique des deux pays
Dans les wagons de seconde classe, la chaleur finit par assommer la plupart des voyageurs. Le ciel est bas, couvert de nuages gris. Une brève ondée vient s’écraser sur les vitres et rafraîchir les corps assoupis. Des mangues sucrées roulent sous les sièges et dans l’exigu wagon bar, autour de grandes bières tièdes et d’omelettes faites sur demande, des voyageurs font salon, commentent avec humour la vie politique des deux pays. Le seul air frais provient de la climatisation, dans la voiture de première classe. Comment imaginer qu’elle était autrefois réservée aux Blancs ? En janvier 1945, des Français y houspillèrent un élégant passager noir à qui le personnel de bord refusa de servir le repas. C’était le futur président ivoirien Félix Houphouët-Boigny. « Aujourd’hui, c’est l’inverse, tu es le seul Blanc dans ce vieux tortillard ! », rétorque en levant sa bière un membre éminent du « club du wagon-bar ».
Le train ralentit dans l’obscurité. Soudain, quelques militaires font irruption, engoncés dans leur treillis, kalachnikov en bandoulière. Contrôle d’identité, tout le monde descend à Ouangolodougou, la gare-frontière ivoirienne. Les voyageurs éreintés se ruent sur les stands de sandwichs et de grillades qui dégoulinent de graisse. « Ils mangent tout et n’importe quoi sur le trajet, déplore le jeune infirmier de Sitarail aux yeux cernés, Alex Guerao, 31 ans. Je ne vous dis pas le nombre d’indigestions que je dois traiter. » Un homme traîné par les soldats ivoiriens se met à hurler. « Il n’a pas son carnet de vaccination, on va le vacciner », balaie le commissaire ivoirien en civil, occupé à faire rire un groupe de jolies filles fraîchement maquillées. Le train repart, les voyageurs se rendorment.
  • A l’approche de Ferkessédougou, Côte d’Ivoire, juin. De femmes du campement d'éleveurs du village de Thiekpe ramènent la provision d'eau en charette.
  • A l’approche de Ferkessédougou, Côte d’Ivoire, juin. Des familles peul, habitent le campement d'éleveurs du village de Thiekpe.
  • A l’approche de Ferkessédougou, Côte d’Ivoire, juin. Les enfants s’occupent du bétail autour du campement d'éleveurs du village de Thiekpe.
  • Ferkessédougou, Côte d’Ivoire, juin. Alassane Soro joue le rôle de médiateur dans les conflits opposant des agriculteurs à des éleveurs.
  • Ferkessédougou, Côte d’Ivoire, juin. Centre ville.
  • Ferkessédougou, Côte d’Ivoire, juin. Koro, vendeuse de tongs.

Guerres picrocholines à travers champs

A l’approche de Ferkessédougou, à 550 km d’Abidjan, on discerne la silhouette de bergers nomades qui font paître leurs troupeaux au milieu des champs colorés. On quitte le wagon en marche pour se plonger dans ce paysage féerique. Un tout petit village se niche au bout d’une piste de terre cabossée. Des enfants rayonnants courent et s’amusent avec leurs bœufs, sous le regard attendri de femmes aux yeux ourlés de khôl. Les quelques dizaines d’âmes qui vivent là sont des éleveurs peuls venus du Mali, du Burkina Faso ou du Niger, installés le long de cette route de transhumance séculaire. Une impression de bonheur simple se dégage de Thiékpé – c’est le nom du village. Rien ne laisse deviner qu’il s’y déroule un vieux conflit inextricable qui ronge la région et mine toute la Côte d’Ivoire.
« Avant, nous avions de la place pour nos bêtes. Maintenant, tous les champs sont exploités. Et Sitarail refuse que nos bêtes approchent des herbes autour du chemin de fer. Où voulez-vous qu’on aille ? »
Regard farouche mais bienveillant, Ibrahim Diallo, un éleveur peul de 55 ans autrefois nomade et arrivé ici du temps de Félix Houphouët-Boigny, provoque la colère de cultivateurs exaspérés par les dégâts causés par ses bœufs. « Avant, nous avions de la place pour nos bêtes. Maintenant, tous les champs sont exploités. Et Sitarail refuse que nos bêtes approchent des herbes autour du chemin de fer. Où voulez-vous qu’on aille ? » Jusque-là, M. Diallo a évité les violences qui sont apparues dans les villages des environs. Car des guerres picrocholines se mènent à travers champs, à mains nues ou à la machette. Parfois, le feu des cultivateurs consume les cases des Peuls. Dans le village voisin, un vieux chef malingre s’est improvisé médiateur de crise. « J’implore le pardon et je négocie le prix à payer par les Peuls pour éviter la violence, dit-il sur la terrasse de sa maison en brique aux volets démantibulés. Mais ces problèmes risquent de s’aggraver et s’ajoutent aux conflits fonciers. »
A Ferkéssédougou, l’éleveur Alassane Soro, 44 ans, se rend à la gendarmerie où ont déboulé des propriétaires terriens en colère. Issu de l’ethnie Sénoufo, composée principalement de paysans, il préside pourtant le comité des éleveurs, ce qui lui vaut parfois d’être considéré comme un traître, « défenseur des Peuls ». Ce bonhomme costaud et rieur s’en fiche, fier d’être une exception parmi les siens. Mais ce jour-là, il n’est pas d’humeur à plaisanter. « Dans ce pays de fous, tu découvres du jour au lendemain que ta terre ne t’appartient pas. » Il vient d’apprendre que les 92 hectares hérités de ses ancêtres ne sont pas enregistrés à son nom. L’Etat réquisitionne ces terrains pour aménager le plus grand port sec du pays, sur plus de 600 hectares. « C’est l’un des projets structurants de la boucle ferroviaire [le projet Bolloré d’une ligne de chemin de fer de 3 000 km reliant cinq pays d’Afrique de l’Ouest], estiment les analystes du groupe de l’industriel breton, car Ferkéssédougou centralisera la production régionale, du Mali et d’une partie du Burkina Faso. » Un futur port sec qui se révèle crucial pour cette petite ville de 68 000 habitants à l’économie atone.
«  Les chefs de guerre sont devenus des hauts responsables militaires ou des préfets, ils nous ont utilisés, puis nous ont oubliés »
Dans ce Nord si longtemps humilié, avec ces musulmans autrefois conspués, l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara en 2011, un homme du Nord, laisse pourtant un goût amer, même si la place centrale porte son nom. Certains de ses frères – et autres parents – possèdent les hôtels et un pan non négligeable des quelques richesses locales. Mais à « Ferké », on se sent toujours autant délaissé par l’Etat central et agacé par la richesse insolente des dirigeants. Les programmes « d’appui post-crise » ou « d’urgence présidentielle » n’ont pas vraiment transformé la ville.
« Les chefs de guerre sont devenus des hauts responsables militaires ou des préfets, ils nous ont utilisés, puis nous ont oubliés. On a fait dix ans de guerre et on se retrouve avec 800 000 francs CFA [1 215 euros] d’indemnisation alors qu’eux sont milliardaires », s’insurge Keita Seydou, 53 ans, ancien rebelle qui a ouvert une petite échoppe d’habits en centre-ville. Nombreux sont les jeunes gens à errer dans la ville, sans emploi, parfois traumatisés par la guerre et désœuvrés. Certains militants du Rassemblement des républicains (RDR, le parti au pouvoir) sont eux aussi désabusés, déçus, se sentant tenus à l’écart de cette Côte d’Ivoire qui tutoie aujourd’hui une croissance à deux chiffres et pour laquelle ils ont tant sacrifié.

« Le goudron, l’eau, la paix… c’est Soro »

« Ferkéssédougou ne s’est pas encore remis de la crise, soupire Largaton Ouattara. On attend le port sec et la boucle ferroviaire pour développer la ville et donner des emplois à nos jeunes. » Surnommé « l’honorable », cet intellectuel d’un âge avancé fait fonction de député suppléant de Guillaume Soro, l’enfant chéri de la ville. L’ex-chef rebelle, devenu premier ministre puis président de l’Assemblée nationale et député de la ville, est ici porté au pinacle. Chaque année, il se rend dans son fief et sacrifie au rituel de la visite de son oncle Félix Sekhongo dans le village familial de Lafokpokaha, à une dizaine de kilomètres, où il a construit une grande villa.
« Le goudron qui entoure Ferké, c’est Soro. Le peu d’électricité et d’eau qu’on a, c’est Soro, la paix, c’est Soro », insiste le chef de canton, Kodé Madou Jonas, qui roule dans une jolie Mercedes offerte par celui qu’il nomme « mon fils ». Guillaume Soro tente de contribuer au développement de sa terre et vante les potentiels de sa ville aux pontes de l’agro-industrie jusqu’en Israël, où il jouit d’un certain entregent. A Paris, l’architecte François Filippi, sur mandat de conseillers de Soro, veut encore croire que ses croquis d’un Ferkéssédougou techno-futuriste développé autour de la gare pourront séduire le groupe Bolloré. Mais l’industriel breton a déjà prévu au même endroit l’installation d’une de ses futures blue zones, avec son aire de jeu, son cybercafé, et son cinéma en partenariat avec Vivendi.
Chômage, violence, économie asphyxiée, les cicatrices de la guerre civile sont profondes
L’ombre de Guillaume Soro plane aussi 243 km plus au sud. Bouaké, l’ancienne capitale rebelle, renaît des cendres encore chaudes de la guerre. Le chef rebelle, « com-zone » d’alors, Chérif Ousmane, alias « Papa Guépard », devenu commandant adjoint de la garde présidentielle, vient d’être inculpé par la justice ivoirienne pour des crimes commis pendant la crise post-électorale (2010-2011). Et un peu partout dans la ville, ses anciens « petits » tentent de se réadapter à la vie civile. C’est ainsi qu’avec d’anciens frères d’armes, Hamidou Bama s’est lancé dans la fabrication de pavés routiers à partir de déchets plastiques. Avec la foi des nouveaux convertis à l’écologie, il veut croire qu’un jour il sera le fournisseur des chantiers routiers de la région. En face de la gare inaugurée en 1912 par l’administrateur colonial, William Merlaud-Ponty, le « caporal » Abroulaye Grambouté s’est reconverti en tailleur et croule sous les commandes de costumes et de boubous. La gare, un bloc de béton sans charme, n’est plus le centre névralgique où transitaient, avant la crise, 400?000 tonnes d’hydrocarbures en provenance du port d’Abidjan, destinés au Mali et au Burkina Faso. L’activité s’est considérablement réduite.
Chômage, violence, économie asphyxiée, les cicatrices de la guerre civile sont profondes. Il y a bien, ici et là, quelques signes d’une reprise économique sur fond de paix retrouvée. Comme cette imposante usine du groupe singapourien Olam, qui transforme depuis 2012 plus de 30 000 tonnes du fruit de l’anacardier en noix de cajou. Et cette étrange boutique peinte en bleu, Qualicoq, qui vend en centre-ville des œufs de ferme et des mangues cultivées à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest dans un verger baptisé « Jean Hélène » – nom d’un journaliste français abattu à Abidjan en 2003. Le propriétaire, un certain Tuo Fozié, est l’ancien bras droit de « Papa Guépard ». « J’ai connu et apprécié Jean Hélène, j’ai souhaité lui rendre hommage en lui dédiant mon champ de manguiers de 104 hectares, dont deux sont réservés à sa famille », explique Tuo Fozié, devenu préfet. Il y a aussi le nouvel immeuble, bientôt inauguré, de la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO). A une encablure, l’ancienne agence reste à l’abandon, criblée d’impacts de balles. En septembre 2003, les rebelles s’en étaient donné à cœur joie, excités par les milliards de francs CFA (on parle de 30 millions d’euros) détenus dans les coffres. Ce braquage, le plus important de la guerre, n’a jamais été élucidé.
Après trente-six heures de voyage, les passagers aux yeux gonflés de fatigue n’ont pas le cœur au shopping
Au milieu d’un terrain vague de la zone industrielle, un homme en costume cravate transpire dans un petit bureau. Il supervise la production de milliers de traverses en béton commandées par le groupe Bolloré pour le tronçon en construction au Niger de la « grande boucle ». C’est la commande de l’année. Les 40 salariés de cette usine du groupe SIBM, fondé par des Français au début des années 1950, font les trois huit. Il y a ceux qui plantent leurs pelles dans des monticules de graviers, et les autres qui s’attellent à couler le béton pour la fabrication de ces traverses qu’ils entassent dans la cour. « On en a fabriqué 10 000 en une semaine », se félicite Eugène Yao, l’homme cravaté. A l’extérieur attendent des camionneurs couverts de poussière. Comme Sidy Tokola, qui goûte les dernières heures de repos sur un matelas glissé sous son semi-remorque chargé à ras bord de ces traverses bien rangées. Jusqu’à Niamey, le voyage sera long, peut-être périlleux et certainement coûteux en bakchich à distribuer aux « PDG », les « policiers, douaniers et gendarmes ». Mais ce n’est pas ce qui semble inquiéter ce routier au visage usé par la route. « Ce que je transporte là, ça va servir à construire le chemin de fer. Ce n’est pas bon pour moi, car demain ça m’enlèvera du travail. » Il se gratte la tête, comme pour résoudre un dilemme cornélien. Puis il plie son matelas, monte dans sa cabine et démarre. « Demain est un autre jour, Dieu est grand », lâche-t-il avant de disparaître dans un tourbillon de sable.

Ballet cahoteux de la mondialisation

Le train, comme exténué par le voyage, se traîne le long du quai de la gare de Treichville, son terminus. Dans cette commune animée d’Abidjan, surnommée « N’Zassa », un patchwork culturel où cohabitent des populations venues de toute l’Afrique de l’Ouest, la gare aseptisée semble tombée du ciel. Les vendeuses, interdites d’accès au quai, font la moue. C’est la touche Sitarail, un brin austère. De toute façon, après trente-six heures de voyage, les passagers aux yeux gonflés de fatigue n’ont pas le cœur au shopping.
A deux kilomètres de là, dans son vaste bureau au sommet d’un bâtiment de verre et de béton qui ressemble à un navire, Lionel Labarre scrute les mouvements répétitifs des grues du port qui déplacent quelques-uns des 13 000 conteneurs stockés. « C’est le baromètre de l’économie ivoirienne et de l’hinterland », glisse le directeur régional de Bolloré Africa Logistics, en ajustant ses lunettes aux verres fumés. Ce jour-là, deux colis sortent de l’ordinaire. Les grues ont extrait d’un navire deux locomotives rouges arrivées des Etats-Unis, qui remonteront bientôt la « grande boucle » en direction du Burkina Faso.
De cette terrasse du bâtiment Bolloré qui surplombe le port, l’économie du pays se livre à l’œil nu. A quai, des cargos venus d’Amérique, d’Europe ou d’Asie avalent dans leurs cales les richesses de la Côte d’Ivoire et de ses voisins enclavés. En vrac ou en conteneurs, des centaines de milliers de tonnes de cacao, dont la Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial, de bois, de noix de cajou de Bouaké et des autres contrées du Nord, du coton, voire de l’or du Burkina Faso. Au quai fruitier, des tonnes de mangues, de bananes ou d’ananas finiront sur les stands de Paris ou de Shanghaï.
Le groupe Bolloré compte sur l’Afrique pour assurer sa croissance des prochaines décennies
Sur les quais polyglottes où l’on parle le bambara du Mali, le moré du Burkina Faso, le nouchi d’Abidjan (argot panachant français et langues ivoiriennes), mais aussi français et chinois, les dockers déchargent des sacs de riz, de sucre, des bobines de métal et des produits manufacturés. Leurs corps dégoulinent de sueur noircie par la poussière. Chaque année, plus de deux millions de tonnes de clinker et de ciment sont débarquées ici. Dans quelques jours ou semaines, ces tonnes de marchandises se retrouveront sur les marchés du Niger, du Mali ou du Burkina, transportées par la route ou par le rail fatigué de la ligne Abidjan-Ouagadougou, comme l’essence dans des wagons-citernes d’un autre âge.
Chef d’orchestre de ce ballet cahoteux de la mondialisation, le groupe Bolloré gère les flux, assure la logistique, veille sur le transit et le transport. Toutefois, la puissance du groupe français sur les côtes africaines en agace certains, qui dénoncent un « monopole » et des tarifs parmi les plus élevés de la région. Lionel Labarre quitte sa terrasse panoramique et retourne s’asseoir derrière son bureau en bois. Il réfute évidemment cette position dominante. « On ne traite que 90 000 tonnes de marchandises sur les 2 millions qui transitent au port d’Abidjan », dit-il. Et pourtant, le directeur régional le sait : le groupe Bolloré compte sur l’Afrique pour assurer sa croissance des prochaines décennies. La « grande boucle » à deux milliards et demi d’euros a été conçue pour ça. Si bien qu’il lâche, un peu malgré lui : « On veut capter les flux de tout l’hinterland. »
  • Abidjian, Côte d’ivoire, juin. Lionel Labarre, Directeur Régional de Bolloré Africa Logistics, et Joël Hounsinou, Directeur Général de Sitarail, sur la terrase du siège de l'entreprise, appartenant au groupe Bolloré.
  • Abidjian, Côte d’ivoire, juin. Le port.
  • Abidjian, Côte d’ivoire, juin. Le train destiné au Niger au dépôt de la SITARAIL.
  • Abidjian, Côte d’ivoire, juin. Dépôt de la SITARAIL où les machines sont entretenues et préparées.
     
    source: lemonde.fr Serge Michel

1 comment:

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